Une fois passée la période de compassion qui a suivi l’agression d’Israël par le Hamas le 7 octobre, les pays occidentaux ont lentement pris leurs distances avec l’État hébreu en raison de sa riposte jugée « disproportionnée » dans la bande de Gaza. Face à l’obstination du gouvernement israélien, en particulier de son chef Benyamin Netanyahou, les pressions politiques sont restées sans grand effet jusqu’ici. D’où l’idée que, sans aller jusqu’à des sanctions du même type que celles qui sont imposées à la Russie depuis 2022, des pressions économiques pourraient davantage influencer Israël.
Mais lesquelles, et pour quelle efficacité, sachant que l’on a affaire à la première puissance économique de la région, qui est aussi devenue un leader mondial dans la haute technologie ? Le pays présente des analogies avec l’Irlande, pourtant deux fois et demi plus grande et deux fois moins peuplée, mais avec un PIB comparable (533 milliards de dollars en 2022, selon la Banque mondiale, contre 525 pour Israël). Pays excentré par rapport aux principaux centres économiques européens, pauvre en ressources naturelles, avec une agriculture soumise à des conditions difficiles (soixante pour cent du pays est désertique) et une industrie de taille modeste, Israël a, comme l’Irlande, fondé son développement récent sur les activités de services. Elles pèsent près de 85 pour cent du PIB.
Sauf qu’il ne s’agit pas cette fois de services financiers, mais de ceux liés à la haute technologie dans tous les domaines. Les automobilistes connaissent bien l’application Waze, sortie en 2006, mais il faut y ajouter les logiciels informatiques, l’intelligence artificielle, les biotechnologies ou les systèmes de navigation aérienne et spatiale. Ces activités pèsent quinze pour cent du PIB et occupent dix pour cent de la population active, autant qu’en Irlande mais deux fois plus qu’en Allemagne, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni. La première capitalisation boursière est Check Point Technologies, un des leaders mondiaux des solutions de cybersécurité, créé en 1993.
En septembre 2015, lors de son deuxième passage à la tête du gouvernement, Benyamin Netanyahou avait exprimé la volonté de faire d’Israël l’une des premières puissances mondiales dans le domaine de la cybersécurité. C’est désormais chose faite grâce à l’appui financier de l’État et à un colossal effort de recherche et de formation. Environ quatre pour cent du PIB est consacré annuellement à la R&D depuis une dizaine d’années, ce qui place Israël au premier rang des pays de l’OCDE. Près de la moitié des 25-35 ans sont diplômés du supérieur, et un quart des étudiants sont engagés dans des filières liées à la haute technologie.
Les exportations de services, constituées à 77 pour cent par des logiciels et la fourniture de solutions high tech, s’élevaient en 2022 à 87 milliards de dollars, soit un sixième du PIB. Et avec un montant de 45,2 milliards, en hausse régulière, l’excédent réalisé dans les échanges de services faisait plus que compenser le déficit de quarante milliards de dollars de la balance commerciale (échanges de biens).
Cela étant, l’économie israélienne est moins exposée à l’extérieur qu’on pourrait l’imaginer, le total des exportations de biens et de services ne représentant que trente pour cent du PIB, et les importations environ 28 pour cent, des pourcentages nettement inférieurs à ceux que l’on peut trouver dans certains pays de l’ouest de l’UE. L’UE et les États-Unis sont les premiers partenaires commerciaux d’Israël, représentant à parts égales la moitié des exportations de biens et quarante pour cent des importations (31 pour cent pour l’Europe).
La base légale des relations entre l’UE et Israël repose sur un accord d’association entré en vigueur en juin 2000, qui permet notamment des échanges commerciaux dans un cadre de libre-échange dans plusieurs domaines, notamment industriels et agricoles. Israël est également intégré à la « politique de voisinage » de l’UE (PVE) qui vise à assurer de bonnes relations politiques et économiques avec les voisins des États membres, notamment ceux du pourtour méditerranéen dans le cadre du partenariat Euromed, ou Processus de Barcelone, mis en place en 1995. Il s’appliquait à l’origine à neuf autres pays, tous arabes. La coopération entre l’UE et Israël concerne aussi le domaine scientifique. Le pays participe à Horizon Europe, programme de l’UE pour l’innovation et la recherche doté de plus de 95 milliards d’euros pour la période 2021-2027. Israël est aussi partie prenante de Galileo, l’équivalent européen du GPS. Mi-février, l’Espagne et l’Irlande ont pressé la Commission européenne d’examiner le bon respect par Israël de l’accord d’association face au drame humanitaire à Gaza. Le texte engage les parties au respect des droits de l’Homme.
Mais est-ce que cette initiative aura des effets ? Et quand, le cas échéant ? Les moyens de pression restent limités. Puis l’UE subirait un manque à gagner en réduisant ses exportations vers Israël (33 milliards de dollars en 2022). En sens inverse, elle aurait du mal à se passer de certaines fabrications israéliennes comme les diamants travaillés ou les médicaments et le matériel médical (la première société israélienne en termes de chiffre d’affaires est Teva Pharmaceuticals). De plus, désireuse de réduire sa dépendance aux énergies fossiles russes depuis 2022, l’UE s’est rapprochée de l’État hébreu dans le but d’augmenter ses importations de gaz en provenance de ce pays qui, autosuffisant dans ce domaine, en exporte même dans les pays arabes voisins !
Les États-Unis seraient plus susceptibles d’exercer des pressions économiques. Selon Aaron David Miller, expert au Carnegie Endowment for International Peace, un think tank de Washington, si l’administration Biden voulait exercer une réelle influence sur Israël « elle devrait d’abord, ralentir ou empêcher les livraisons de munitions » (interview au Monde). Les États-Unis sont, de longue date, le principal soutien militaire d’Israël, élément-clé de leur dispositif stratégique au Moyen-Orient. En vitesse de croisière avant 2023, l’aide se montait à un peu moins de quatre milliards par an en crédits, matériel et personnel.
Elle a explosé depuis octobre dernier. Au moins 250 avions cargos et plus de vingt navires ont livré plus de 10 000 tonnes d’équipements militaires (véhicules blindés, batteries d’interception de drones et roquettes), de munitions (bombes anti-bunkers) et autres (équipements de protection personnelle, matériel médical). Selon le Times of Israël, l’État hébreu a acheté cinquante avions de chasse F-35 avant le conflit. Il souhaiterait en commander cinquante de plus, ainsi que douze hélicoptères d’attaque Apache.
Le blocage de ces commandes par le gouvernement américain serait-il un efficace moyen de pression ? Peu probable car ces contrats mettent longtemps à se concrétiser. De plus, Israël est un gros producteur d’armes grâce notamment à des sociétés comme Israel Military Industries, un groupe public privatisé en 2015 qui fabrique le célèbre fusil Uzi, Rafael, Israel Aerospace Industries et Elbit Systems (drones et missiles) qui ont conjointement réalisé près de 36 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2022. Les exportations étaient florissantes avant le conflit avec un montant de 12,5 milliards de dollars en 2022 soit 19 pour cent du total (l’Inde est le premier client). Toutes les entreprises de ce secteur tournent à plein régime, 24 heures sur 24, depuis octobre 2023 pour satisfaire la demande de Tsahal, tout en continuant à honorer les commandes étrangères, sources de devises.
Israël cherche aujourd’hui à élargir sa palette de productions locales pour faire face à une éventuelle réduction de l’aide militaire de son grand allié. Selon le quotidien français Les Echos, le pays est déjà presque autosuffisant pour l’artillerie et les obus de char. Il envisage désormais la production sur place des composants chimiques nécessaires à la fabrication de bombes massivement utilisées par l’aviation. La question est de savoir si sa volonté d’indépendance pourrait l’amener à développer à plus long terme la fabrication de blindés et une production aéronautique militaire.
Le cas Pegasus
Fin 2023 la chaîne de TV franco-allemande Arte a produit et réalisé un reportage glaçant d’une durée de 94 mn, intitulé « Pegasus, un espion dans votre proche », consacré au logiciel de surveillance des téléphones portables dont les méfaits ont été révélés en juillet 2021. Mis au point en 2010 au sein du groupe privé NSO par d’anciens militaires israéliens spécialisés dans le cyber-renseignement, il a été vendu exclusivement à des États étrangers (une quarantaine, dont le Luxembourg et treize autres pays membres de l’UE) aux fins, en principe, de surveillance des activités terroristes et criminelles. Parmi les clients on trouve des pays musulmans n’ayant pas de sympathie particulière pour Israël, comme l’Arabie saoudite, les Émirats, le Maroc, la Turquie ou l’Azerbaïdjan. Mais business is business, d’autant que Pegasus a longtemps eu une position de monopole et qu’il est de toute manière le plus performant du marché (son principal concurrent, Candiru, est aussi israélien).
En 2020, l’année précédant la divulgation par un consortium de médias internationaux de son utilisation, y compris dans des pays démocratiques, pour espionner des opposants politiques mais aussi des journalistes et même tout un chacun, NSO Group a réalisé un chiffre d’affaires de 243 milliards de dollars, entièrement à l’exportation. Mais son activité s’est effondrée après son inscription par les États-Unis, en novembre 2021, sur leur « liste noire » des entreprises constituant une menace pour la sécurité nationale. Une mesure de rétorsion dont d’autres sociétés israéliennes pourraient faire l’objet le cas échéant.