Un producteur belge s’attaque au proconsul du cinéma luxembourgeois. Un litige sur fond de potentielle bulle dans l’industrie cinématographique

Règlement de comptes au Film Fund

Guy Daleiden  le 12 février  lors de la présentation du Luxembourg City Film Festival
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 28.02.2025

La semaine passée, le tribunal administratif a considérablement avancé la date des plaidoiries dans une affaire qui bouscule le Landerneau de l’industrie cinématographique. L’audience aura lieu le 2 avril et non le 19 novembre. Le litige opposant la société Nowhere Land Productions au Fonds national de soutien à la production audiovisuelle (ou Film Fund), pose la question d’une éventuelle bulle menaçant le secteur. Il interroge aussi (et encore) sur la gouvernance de ce fonds qui fait vivre le cinéma luxembourgeois et ses producteurs. Cette accélération du rythme judiciaire, « un pur hasard » selon le greffier, tombe à pic car le Film Fund est en passe d’être réformé. Les députés arrivent aux dernières étapes de la discussion sur le projet de loi déposé en août 2023 par le Premier et alors ministre de tutelle, Xavier Bettel (DP), quelques semaines avant les élections.

Le même mois, Willy Perelsztejn déposait un recours en annulation contre une décision du directeur du Film Fund. Le tout-puissant Guy Daleiden (et proche de Bettel) avait, en avril 2023, décidé de suspendre l’accès de la plateforme de financement à la société de production luxembourgeoise dudit Willy Perelsztejn. Nowhere Land Productions se retrouvait alors privée de sa seule source de financement au Grand-Duché et subissait un préjudice estimé à plusieurs centaines de milliers d’euros, mettant en péril les productions en cours.

D’aucuns voient derrière ce refus une inimitié ancienne. À commencer par Willy Perelsztejn lui-même. « Guy Daleiden me hait personnellement depuis trente ans », témoigne le producteur belge, 64 ans aujourd’hui. Ce dernier l’explique par les refus d’allégeance au directeur historique du Film Fund, omnipotent dans les décisions de financement. Dans les années 1990, Willy Perelsztejn avait refusé de rembourser les droits sur la part de financement luxembourgeoise du film La Bande dessinée a cent ans. « C’était un subside », fait valoir le Belge. Pour financer son documentaire Heim ins Reich, Willy Perelsztejn avait ensuite fait appel au Centre national de l’audiovisuel. Ce documentaire « de tous les records » (relate un communiqué du gouvernement) sur le Luxembourg sous l’Occupation nazie a remporté, en 2005, la deuxième édition du Filmpräis, soufflant le prix aux productions soutenues par le Film Fund. Perelsztejn, qui opère aussi via sa société belge Les films de la mémoire, a alors perçu une sorte de ressentiment à son égard. Il aurait vécu « une traversée du désert » avec le Film Fund, jusqu’à son long métrage Ashcan, the Secret Prison, sorti en 2018 et cofinancé par le Film Fund.

« Guy Daleiden m’a toujours vu comme un étranger », se plaint Perelsztejn. Le Belge relève un certain « arbitraire » dans les décisions du Film Fund. En faveur des nationaux ? Dans son rapport spécial remis en 2022, la Cour des comptes identifie de nombreux problèmes dans le suivi des financements et des remboursements qui n’ont pas prêté à conséquences. Interrogé par le Land au sujet d’éventuelles autres sanctions prononcées par le Film Fund, Guy Daleiden dit qu’il en existe mais n’en donne pas le nombre. Le Luxembourgeois n’a en revanche jamais caché la préférence nationale du Film Fund. En 2007, Daleiden prônait déjà une « discrimination positive » pour les professionnels locaux. Aujourd’hui, dans sa justification de refus systématique de financement, Daleiden reproche à Nowhere Land Productions de Perelsztejn de ne pas avoir de substance au Luxembourg. Mais pas que. Le directeur prétexte surtout que les comptes de Nowhere Land Productions ne remplissent pas les critères de comptabilité voulus par l’auditeur partenaire du Film Fund dans le contrôle des comptes des sociétés de production demandant des financements.

Le cabinet Baker Tilly a été mandaté en août 2022 pour vérifier les comptes de Nowhere Land Productions. Lors d’une réunion en février 2023, les comptables ont informé les représentants du fonds (sans inviter Perelsztejn) de « nombreuses anomalies significatives laissant présumer un risque élevé de fraude ». Baker Tilly reproche alors au producteur belge de classer les œuvres audiovisuelles et les aides financières « directement en compte de pertes et profits et non dans le bilan de la société ». S’ensuivent des échanges entre le producteur et Baker Tilly pour régulariser la situation, mais avant même que le rapport définitif ne soit publié, Guy Daleiden sucre l’accès aux financements à Nowhere Land Productions.

C’est cette décision que Perelsztejn conteste devant les juridictions administratives. Au cœur du problème : la volonté de l’auditeur du Film Fund de classer les films produits à leur prix de revient (et non selon leur potentiel rendement) à l’actif du bilan dans la partie immobilisations incorporelles.

Willy Perelsztejn est un producteur atypique. Avant de se lancer dans le cinéma, le Belge travaillait dans le droit et la finance. Il a commencé comme conseiller en droit fiscal du ministre de la Justice belge Jean Gol (Parti réformateur libéral). Il ensuite officié chez Deloitte puis chez Kredietrust à Luxembourg, alors le principal domiciliataire de la place. Il prétend donc savoir de quoi il parle. Il estime ainsi que la catégorisation comptable préconisée par Baker Tilly risque « de tromper gravement et systématiquement les créanciers des sociétés audiovisuelles luxembourgeoises, dont les établissements bancaires susceptibles de leur octroyer des lignes de crédits ».

Selon Perelsztejn, le Film Fund masque la vulnérabilité du secteur en gonflant les bilans. Le Belge constate que l’ensemble du poste immobilisations incorporelles repris à l’actif des sociétés audiovisuelles a explosé à la suite des préconisations de Baker Tilly. Il s’élevait à 65 millions d’euros en 2021, 92 millions en 2022 et 129 millions en 2023, « soit entre 500 et mille fois plus que les perspectives raisonnables » de recettes des films pour les producteurs luxembourgeois, juge le Belge. Le cinéma opère à perte. Selon le règlement du Film Fund, les producteurs luxembourgeois qui ont reçu des aides financières du Film Fund doivent lui restituer les trois quarts des recettes du film soutenu, les producteurs étrangers l’intégralité. Or, la Cour des comptes a mis en exergue en 2022 que le Film Fund n’a récupéré, selon ce principe, que 0,22 pour cent des 173 millions d’euros d’aides versées. « Le fonds a souligné que les aides financières sélectives sont destinées principalement à des œuvres luxembourgeoises et l’objectif des aides publiques n’a jamais été de faire du bénéfice au niveau des remboursements, mais de promouvoir le développement du secteur audiovisuel national », complète le rapport spécial.

Soit. Mais pour Willy Perelsztejn, « la surévaluation des bilans masque les pertes et les endettements astronomiques » de certaines sociétés de production audiovisuelle. Le gonflement de l’immobilisation incorporelle cache les fonds propres négatifs de ces entreprises. Il se réfère au naufrage de Superclub en Belgique dans les années 90. Cette société achetait les droits pour distribuer les cassettes VHS. « L’exploitation des films se terminait au bout de six mois, mais Superclub faisait trainer l’amortissement dans l’actif pendant cinq ans », explique le producteur. « Les pertes abyssales étaient ainsi masquées par le mirage de revenus futurs inscrits à l’actif de la société », jusqu’à ce que le manque de liquidités pousse les créanciers à provoquer la faillite. Perelsztejn se réfère à la norme IFRS qui est censée guider les comptables : « Une immobilisation incorporelle doit être comptabilisée si, et seulement si (…) il est probable que les avantages économiques futurs attribuables à l’actif iront à l’entité ». Tel n’est donc pas le cas ici.

Perelsztejn tente d’alerter les autorités depuis un an. Notamment la Cour des comptes, laquelle sera appelée à un contrôle régulier du Film Fund si son projet de réforme passe en l’état. Son président Marc Gengler explique au Land que le programme de travail est déjà fixé et que l’institution ne peut investiguer pour l’instant : « On lui a dit de contacter l’Institut des réviseurs d’entreprises ». Willy Perelsztejn a déjà contacté l’instance de contrôle des auditeurs en juillet en lui envoyant un dossier de 250 pages, accusant Baker Tilly d’avoir bafoué « les règles déontologiques, notamment d’intégrité, d’objectivité, de compétence professionnelle et d’indépendance à l’égard de ses clients ». Contactée par le Land pour savoir ce que de l’IRE a entrepris dans ce dossier et éventuellement à l’encontre de Baker Tilly, la directrice générale, Valérie Goüin, répond qu’elle « ne souhaite faire aucun commentaire ».

Dans un email au Land, Guy Daleiden se borne à rappeler la loi de 2014 régissant le Film Fund, que l’octroi des aides financières est réservé « à des sociétés disposant de structures administratives stables et durables, ainsi que d’une organisation comptable et de procédures de contrôle interne appropriées ». Pour ce qui concerne la comptabilité, « le Fonds ne fait que s’assurer que les sociétés bénéficiaires des aides respectent les normes comptables applicables au Luxembourg ». Daleiden fait néanmoins mine de ne pas vouloir s’immiscer dans une affaire pendante devant les juridictions administratives. Celle-ci révèle à nouveau le pouvoir discrétionnaire du directeur général du Film Fund, en place depuis trente ans. À trois ans de la retraite selon Reporter, il bénéficie toujours de l’aura protectrice de son parti. Après l’alternance de 2023, la tutelle ministérielle est passée du Saint-Maximim, dorénavant entre les mains du CSV de Frieden, aux Terres rouges, dirigé par l’étoile montante du DP, Eric Thill.

La statue de Daleiden est aussi choyée par les producteurs. Dans son avis sur le projet de réforme du Film fund, l’Union luxembourgeoise de la production audiovisuelle (Ulpa), juge « important que le Directeur, qui a un rôle prédominant, soit au centre des événements ». Les signataires, le président Donato Rotunno et le secrétaire général Nicolas Steil, s’inquiètent même du futur statut du directeur : « La loi précise que le Directeur et le personnel du Fonds seront engagés sous le régime du droit privé. Nous supposons que cet article ne remet pas en question le statut du Directeur actuel, lequel est fonctionnaire ». Le secteur s’interdit de dire du mal de son manitou. Dans un échange d’emails datant de mars 2021, les membres de l’Ulpa regrettent la couverture médiatique qui vaut au fonds une surcharge de travail. On aimerait que la popotte du cinéma et la distribution des sous reste en dessous du radar. Et tant pis si elle doit être le fait du prince. « Veut-on que les ministres de tutelle interviennent lourdement pour changer la gouvernance du Fonds et réglementer différemment le Comité de sélection ? Souhaiter, ou pire, agir activement pour provoquer un tel changement serait une formidable erreur, résultat d’une stratégie myope voire aveugle qui risquerait de faire faire un saut dans le vide, et sans filet, à la seule administration qui tient notre industrie debout, notre seul référent », écrit l’un des participants.

Contacté ce mardi, le président de l’Ulpa, Donato Rotunno, présente Guy Daleiden « comme quelqu’un qui sait combien c’est délicat et qui protège les producteurs locaux ». Ils sont entre vingt et 25. Le monde du cinéma emploie un millier de personnes. Donato Rotunno assume le besoin de financement étatique au nom du soft power démocratique, de l’exception culturelle, mais rappelle que l’argent du Film Fund « n’est qu’une petite part » du budget des films produits (et le plus souvent coproduits) par les entreprises luxembourgeoises. De nombreux autres fonds de nombreux autres États abondent également pour financer les œuvres. Le contexte géopolitique général n’aide pas : « Vous êtes exposé à mille choses », relate celui qui tourne en ce moment dans une Géorgie en proie à une crise politique interne. « La crise on vit avec », poursuit Rotunno. Puis il rassure lorsque l’on évoque une réunion organisée en février 2024 avec le Premier ministre, inscrite au registre des entrevues, pour s’assurer des financements dans les prochaines années. « Le secteur est pris au sérieux. Monsieur Thill est très présent ». Les seules réunions inscrites au registre par le ministre de la Culture concernent justement celles avec l’Ulpa. Contactés, ses services ne veulent pas s’exprimer sur le litige et la question de fond de la potentielle survalorisation des entreprises. Ils n’informent pas non plus sur une éventuelle recherche d’informations sur le risque auquel le secteur est exposé. Tout repose donc sur les juges administratifs. Un article paru lundi dans le quotidien L’avenir en Belgique relate comment Willy Perelsztejn, éconduit pour un financement, bouscule la Commission du cinéma belge et provoque le changement de cadre légal. Au Luxembourg, le producteur belge a adapté ses comptes en juillet dernier, conformément aux préceptes de Baker Tilly, mais Daleiden ne lui a toujours pas rouvert l’accès à la plateforme de financement.

Pierre Sorlut, France Clarinval
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