Il n’y en a qu’une. Une seule inscription au registre des entrevues des ministres depuis novembre dernier pour Xavier Bettel (DP), en charge des Affaires étrangères et du Commerce extérieur. Mais cette inscription revêt une importance considérable. Elle pose la question de la primauté de l’économie par rapport à la santé publique et la préservation de l’environnement.
Le Vice-Premier ministre a rencontré la direction de Dupont de Nemours en son siège de Wilmington (Delaware) le 25 avril dernier lors d’une mission aux États-Unis menée par le Grand-Duc héritier Guillaume. Après une visite « pédagogique » de l’entreprise, quatre membres du management de Dupont, dont sa « chief technology and sustainability officer » ainsi que son président « water and protection », ont évoqué « l’interdiction potentielle des PFAS actuellement utilisés dans la production de Tyvek » à Contern où le groupe emploie plus de 800 personnes. Les PFAS, pour substances per- et polyfluoroalkylées, ont été créées et commercialisées par l’industrie de la chimie autour de la Deuxième Guerre mondiale et se déclinent en dix milliers de molécules utilisées dans l’agriculture (pesticides), la médecine, le prêt-à-porter (imperméabilisant) ou encore la construction (isolant). Ces assemblages moléculaires sont très résistants et, du coup, extrêmement nocifs pour l’environnement et la santé, car ils ne se dégradent que très très lentement. Ils se répandent insidieusement dans les sols et les cours d’eau jusque dans nos aliments et nos verres et donc nos corps pour y provoquer cancers et autres malformations. Or, « Dupont craint que la Commission n’interdise globalement les plus ou moins 4 700 PFAS (polluants éternels). Si tel était le cas, la production de Tyvek au Luxembourg serait remise en question », lit-on dans la case « position défendue » par Dupont dans le registre des entrevues. En janvier 2023, l’Allemagne, le Danemark, la Norvège, les Pays-Bas et la Suède (plus tard rejoints par la France) ont introduit auprès de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) la proposition d’interdire le recours aux PFAS.
La problématique des PFAS n’a que tardivement bénéficié d’exposition dans les médias européens. La revue de presse du gouvernement (qui remonte jusqu’en 1999) recense 182 résultats pertinents dans la presse internationale étudiée, une vingtaine seulement dans la presse nationale. La faute notamment à la dissimulation et à la négation de la toxicité des PFAS par leurs producteurs et utilisateurs. Le terme apparaît d’ailleurs pour la première fois en juin 2020 dans un article de Libération qui revient sur la sortie du film Dark Waters. Inspiré de l’enquête du New York Times « The Lawyer Who Became Dupont’s Worst Nightmare » publié en 2016, le long métrage retrace le procès mené par l’avocat d’affaires (du cabinet Taft, normalement au service des industriels), Robert Bilott, contre le chimiste Dupont au nom d’un agriculteur de Parkesburg (Virginie occidentale) victime de la pollution de la firme au PFOA (acide perfluorooctanoïque), un PFAS produit par 3M et utilisé par Dupont pour fabriquer le Teflon. Entre 1998 et 2017, Rob Bilott a démasqué les atteintes à la santé publique provoquées par la pollution aux PFOA, cachées par la firme depuis 1961, et obtenu de Dupont la somme de 671 millions de dollars pour 3 500 plaignants de Virginie occidentale. Le PFOA, à l’origine de nombreux cancers et décès, a été interdit en Union européenne en 2020 seulement. Le terme de PFAS ne fait son apparition dans la presse nationale qu’à cette occasion.
Puis la problématique revient plus régulièrement après l’enquête journalistique européenne, « Forever Pollution Project », cartographiant les pollutions aux PFAS et leurs utilisations, dont sept hotspots au Grand-Duché menaçant la santé publique. « Le nombre de décès attribuables aux PFAS, seulement aux États-Unis, est estimé à plusieurs millions ces vingt dernières années. Et les coûts économiques pour le système de santé se chiffrent en milliards de dollars », avance Robert Bilott dans un entretien accordé au Monde en mai 2023. L’ONG suédoise Chemsec chiffre des montants vertigineux dépensés en Union européenne en traitement des eaux et des sols, mais aussi en soins des cancers et maladies liées aux PFAS. Chemsec parle aussi d’un marché des PFAS qui génère 28 milliards de dollars de revenus par an, un montant considérable dans l’absolu, mais assez limité une fois comparé à l’ensemble des échanges de produits chimiques (4 730 milliards de dollars par an).
Dans son interview au Monde, Robert Bilott se révèle en outre « pas surpris » par la quantité de sites identifiés dans le « Forever Pollution Project » : « Cette situation perdure depuis des décennies aux États-Unis, et ce sont les mêmes entreprises qui sont implantées en Europe ». « Ce qui m’a étonné, c’est que les Européens commencent tout juste à prendre conscience de la présence des PFAS dans leur eau », assène l’avocat. Au Luxembourg, en 2023, le Mouvement écologique a mis le doigt sur la contamination des eaux nationales au TFA (acide trifluoroacétique, un PFAS) après la publication de rapports scientifiques. La concentration de TFA dans l’Alzette et dans toutes les eaux souterraines du pays est deux fois supérieure au maximum proposé pour les PFAS dans la directive européenne sur l’eau potable. Dans le Woxx vendredi dernier, le ministre de l’Environnement Serge Wilmes (CSV) a annoncé « peut-être en décembre » des mesures concrètes émanant du groupe de travail interministériel en la matière. Sollicités par le Land voilà plus d’une semaine, les services du ministre n’ont pas été en mesure d’informer sur la position du gouvernement au sujet de l’interdiction des PFAS, ni même de dire ce qui a été fait du message communiqué par le ministre Bettel.
Dupont et les producteurs-utilisateurs de PFAS mènent d’intenses campagnes de lobbying auprès des décideurs européens pour protéger la commercialisation de leurs molécules synthétiques. Dupont de Nemours International SARL (Suisse) emploie deux personnes à plein temps à Bruxelles pour suivre l’activité règlementaire… et l’influencer si possible. Le groupe est actif auprès des institutions via quatorze organisations ou cabinets. Le registre de transparence de la Commission européenne renseigne sur les montants alloués au lobbying via des agences spécialisées. Par exemple, en 2023, Dupont de Nemours a dépensé entre 200 et 300 000 euros chez Fleishman-Hillard pour avoir un impact sur la politique environnementale et les restrictions REACH (encadrant les produits chimiques). Les producteurs de PFAS et leurs principaux utilisateurs, dont Dupont, se réunissent en outre au sein du FFP4EU (Fluoroproducts and PFAS for Europe) pour veiller sur leurs intérêts communs et produire des contenus
servant leurs profits. Par exemple, en 2023, un article (« The Devil they Knew ») dans Annals of Global Health concluait que les groupes de chimie connaissaient la dangerosité des PFAS depuis les années 1970, « quarante ans avant la communauté de la santé publique ». Ses auteurs comparent les stratégies des groupes de chimies à ceux du tabac pour « influencer la science et la régulation, notamment en faisant disparaitre les recherches défavorables et en déformant le débat public ».
Dupont de Nemours international a obtenu 23 réunions avec des représentants de la Commission depuis 2015. Mais depuis début 2023 et l’ouverture de la procédure sur le phasing out des PFAS, la pression exercée sur l’exécutif européen s’est accentuée. Dupont interagit aussi avec les membres du Parlement européen. Deux réunions ont par exemple été obtenues avec l’équipe du Luxembourgeois Marc Angel (membre de la Commission Marché intérieur et Protection des consommateurs) en 2023 et 2024. L’eurodéputé socialiste s’est aussi fait inviter en mai sur le site de Contern pendant la campagne européenne. Face au Land, Marc Angel (S&D/LSAP) dit avoir parlé de la régulation sur les emballages, le Tyvek (non-déchirable) servant notamment d’enveloppe à des produits médicaux. Ont également été évoquées les exemptions à produire. « Ils m’ont dit qu’il n’y avait pas d’alternative », raconte l’eurodéputé qui précise ne pas avoir ajouté d’amendement dans le texte. Tilly Metz, membre de la Commission Environnement du Parlement, a aussi entendu les représentants de Dupont en se rendant sur la ligne de production de Tyvek. L’élue écologiste affiche un haut degré de connaissance des PFAS et assure que des alternatives existent ou existeront si l’on s’en donne les moyens. Tilly Metz s’inquiète en outre du revirement d’Ursula von der Leyen. Sous la pression de son camarade de parti Peter Liese (député EPP/CDU), la présidente de la Commission européenne a, en mai, ouvert la porte à l’exemption de PFAS si leur utilisation sert la médecine ou la neutralité climatique… cette dernière ouvrant un vaste champ d’applications. Christophe Hansen (EPP/CSV) a lui aussi rencontré des représentants de Dupont. Le Luxembourgeois, envoyé de Luc Frieden à Bruxelles, débarque à la Commission avec une sensibilité aux intérêts de la firme présente au Luxembourg. Mais lors de leur entrevue, ils n’auraient pas parlé de PFAS, dit-il au Land. Le commissaire ne répond en revanche pas à la question de savoir s’il est favorable à leur interdiction.
Plusieurs fronts ont été ouverts contre les PFAS. En septembre, la Commission européenne a interdit l’exploitation industrielle d’un sous-groupe de PFAS, les PFHxA et apparentés. La restriction interdira le recours à l’acide undécafluorohexanoïque dans les textiles de consommation comme les vestes de pluie, les emballages alimentaires, les mélanges de consummation comme les sprays imperméabilisants ou encore les cosmétiques. Face au Land, Christine Hermann, spécialiste REACH et PFAS de l’ONG European Environmental Bureau partage « un sentiment mitigé » quant à cette régulation. La militante se satisfait que pour la première fois des PFAS soient interdits alors qu’ils sont encore en usage et qu’ils n’ont pas fait l’objet de « substitutions regrettables » (avec des ersatz tout aussi nocifs). D’un autre côté, le périmètre a été limité par rapport à l’ambition initiale. Or l’agence européenne pour les produits chimiques (ECA) n’a pas (encore ?) produit la justification due pour ce genre de limitations. Christine Hermann comprend que le Tyvek n’est pas concerné par la mesure de la Commission. Mais aucun moyen d’en être sûr car Dupont ne produit pas les composants chimiques de son matériau non-tissé. « Il est courant qu’un industriel se cache derrière le secret des affaires », relève Hermann.
Dupont de Nemours exploite au Luxembourg l’une de ses deux lignes de productions de Tyvek dans le monde. Le groupe a annoncé en 2018 y investir encore 320 millions d’euros pour ce produit rendu célèbre lors de la pandémie de Covid-19 et son utilisation dans les combinaisons portées par les professionnels de santé. En 2022, le Grand-Duc héritier et le ministre de l’Économie de l’époque, Franz Fayot (LSAP), ont récompensé Dupont de Nemours pour la deuxième fois avec le Luxembourg-American Business Award, remis tous les deux ans à des groupes américains opérant une filiale au Luxembourg, pour « leur contribution durable à l’économie luxembourgeoise ». En juin, le Grand-Duc a inauguré la mise en marche de la nouvelle ligne de production. Étrangement, le site de Dupont à Contern ne figure pas sur la liste des utilisateurs de PFAS recensés dans l’enquête « Forever Pollution ». Alors que le groupe dit lui-même qu’il en utilise: « While DuPont is not a PFAS commodity chemical manufacturer, it does use select PFAS compounds within industrial processes pursuant to relevant environmental, health and safety rules and standards. » La semaine dernière le Texas a déclenché une action judiciaire contre Dupont et 3M qu’il accuse de dénégations mensongères de la nocivité des PFAS, pendant un demi-siècle. La position sur du gouvernement luxembourgeois sur l’interdiction des PFAS sera d’autant plus scrutée que le Premier ministre, Luc Frieden, était associé il y a 18 mois encore d’un cabinet qui porte le nom de celui qui a fait venir Dupont au Luxembourg en 1962, Paul Elvinger, et que le candidat chrétien-social avait promis un climat réglementaire propice aux affaires. Mais à quel prix ?