Mi-janvier l’Observatoire de l’OCDE sur la mobilité sociale et l’égalité des chances a publié son premier rapport. Il est consacré à l’instabilité des revenus, une tendance qui s’est accentuée au cours des années récentes à cause des conséquences sur l’emploi de la crise sanitaire de 2020-2021, du rebond de l’inflation en 2022 et de la révolution numérique.
Un rapport de plus, dira-t-on. Sauf que ce document de 39 pages examine pour la première fois un aspect souvent négligé du phénomène, à savoir l’instabilité infra-annuelle des revenus et opère une distinction entre la fragilité financière et l’insécurité économique qui résultent de l’instabilité des revenus. Il propose également une analyse plus fine du concept de pauvreté.
Les variations de revenus dépendent principalement des changements d’emplois, qui sont devenus plus fréquents. Dans les pays européens de l’OCDE, un tiers de la population d’âge actif qui a changé d’emploi pendant une période de référence de 48 mois l’a fait plusieurs fois au cours d’une même année.
Les périodes de chômage entre deux emplois sont moins bien rémunérées (voire pas du tout). Sans compter qu’un changement de poste n’est pas forcément synonyme d’évolution favorable. Ainsi vingt pour cent seulement des ménages d’âge actif ont vu leurs revenus augmenter durablement d’au moins un quart au cours de la période de référence. Le changement d’emploi se traduit plutôt par des fluctuations avec une orientation à la baisse des revenus.
Dans les quinze pays européens de l’OCDE pour lesquels des données suffisantes sont disponibles, plus d’un quart des ménages actifs ont connu récemment une forme plus ou moins accentuée d’instabilité des revenus. La proportion va de 18,6 pour cent en Allemagne à 31 pour cent en Hongrie. Le Luxembourg, avec 24,5 pour cent, soit une proportion légèrement inférieure à la moyenne et égale à celle de la Belgique, pointe à une médiocre dixième place.
En Europe du sud, les taux plus élevés de chômage des salariés, et les parts plus importantes de travailleurs indépendants et de travailleurs précaires (salariés ou non) contribuent de façon notable à l’instabilité : c’est le cas en Italie, au Portugal, en Grèce et en Espagne. En revanche quand les perspectives d’emploi sont bonnes, comme en Suisse, en Norvège, en Allemagne et au Luxembourg, l’ampleur de l’instabilité est en principe moindre. Les pays où les inégalités sont les plus fortes sont aussi ceux où l’instabilité des revenus est la plus marquée.
Les personnes dont les revenus fluctuent trouvent différentes solutions pour y faire face. Elles puisent dans leur épargne, contractent un prêt, sont aidées par leur famille ou leurs proches ou revoient leur consommation à la baisse, au moins dans un premier temps. Plus facile à dire qu’à faire. Certaines personnes ont de plus en plus de mal à réduire leurs dépenses, ou à emprunter compte tenu de leurs niveaux déjà élevés d’endettement. Leur épargne est faible. Selon une étude publiée en France en 2022, les vingt pour cent du bas de l’échelle des revenus épargnent en moyenne 360 euros par an, soit à peine trente euros par mois.
En conséquence, près des deux tiers des ménages connaissant des revenus fluctuants ne possèdent pas suffisamment d’actifs liquides1 pour faire face aux variations et pour se maintenir pendant au moins trois mois au-dessus du seuil de pauvreté, défini par l’OCDE comme un revenu disponible inférieur à la moitié du revenu médian du pays. Ils se trouvent de ce fait en état « d’insécurité économique ».
Cela représente en moyenne un ménage sur six (16,2 pour cent précisément) dans les quinze pays étudiés. Le Luxembourg est bien placé, apparaissant à la treizième place avec onze pour cent de ménages en insécurité économique. L’Espagne frôle les vingt pour cent et la Lettonie dépasse les 25 pour cent.
Par ailleurs, plus d’un tiers des ménages actifs aux revenus fluctuants sont, quant à eux, en situation de « fragilité financière ». Ils perçoivent des revenus très instables, mais disposent de suffisamment d’actifs liquides pour faire face à une baisse de leurs rentrées.
Sur les quinze pays, près de dix pour cent du total des ménages sont touchés. Ici, de façon surprenante, le Luxembourg fait partie des trois « plus mauvais élèves » avec 13,6 pour cent, presqu’à égalité avec l’Autriche et le Portugal (13,8 pour cent chacun). C’est cette mauvaise performance qui explique la décevante dixième place du Luxembourg au « classement général de l’instabilité ».
L’instabilité des revenus, lorsqu’elle n’est pas amortie par des réserves financières suffisantes, peut donc plonger un ménage dans la pauvreté, souvent de façon temporaire. C’est l’intérêt du rapport de l’OCDE que d’introduire cette dimension temporelle en distinguant, sur une période de référence de 48 mois, la pauvreté chronique – succession de périodes de pauvreté pendant au moins 36 mois, la pauvreté cyclique – périodes de pauvreté allant de douze à 35 mois, et la pauvreté épisodique avec des périodes de deux à onze mois.
La pauvreté chronique est la plus répandue avec, en moyenne sur 21 pays d’Europe membres de l’OCDE, un peu plus de treize pour cent de ménages concernés. Ce pourcentage n’est que de cinq pour cent en Suisse et culmine à 19,2 pour cent au Royaume-Uni. Le Luxembourg est mal placé avec un taux de 15,4 pour cent, égal à celui de la Belgique, mais supérieur à ceux de la France (12,3 pour cent) et de l’Allemagne (11,5 pour cent).
Le même schéma se retrouve du côté de la pauvreté cyclique, moins fréquente avec environ dix pour cent des ménages qui en sont affectés. A nouveau la Suisse se distingue par un taux très faible, légèrement inférieur à quatre pour cent, tandis que le Luxembourg est à la traîne avec douze pour cent, soit quasiment deux fois plus que l’Allemagne, et même davantage que le Royaume-Uni (dix pour cent).
La pauvreté épisodique ne touche qu’un peu moins de huit pour cent des Européens. Ici le Luxembourg se situe proche de la moyenne en compagnie de la France, de la Belgique et de la Suisse, le meilleur chiffre (cinq pour cent) étant celui de l’Allemagne devant le Royaume-Uni (six pour cent).
En cumulant les trois formes de pauvreté, c’est presque un tiers (31 pour cent précisément) des membres de ménages d’âge actif qui vivent au moins quelques mois dans une situation de pauvreté. Malheureusement le Luxembourg, qui détient pourtant le record d’Europe du PIB par habitant, fait partie des six pays (avec le Royaume-Uni, l’Irlande, l’Espagne, l’Estonie et la Hongrie) où la proportion dépasse les 35 pour cent. Un seul pays, la Suisse, affiche un taux inférieur à vingt pour cent.
L’OCDE admet que ses calculs sous-estiment probablement la réalité, car ils portent surtout sur l’instabilité des revenus induite par les changements d’emplois et n’intègrent pas d’autres sources de chocs sur les revenus, comme l’éclatement de la famille (près deux divorces pour mille habitants dans l’UE, avec de fortes variations selon les pays).
La protection sociale joue un rôle important pour aider les ménages à lisser leurs revenus. En moyenne, dans les pays européens de l’OCDE, les allocations de chômage (surtout), les pensions de vieillesse et les indemnités de formation réduisent de 42 pour cent environ l’instabilité des revenus, notamment dans les pays fortement touchés par le phénomène (Europe du sud). Mais la protection sociale n’a pas d’effet majeur dans les pays où l’instabilité est moindre, comme la République tchèque, la Suisse, la Norvège ou le Luxembourg.
L’OCDE compte aussi beaucoup sur l’amélioration de la culture financière du public pour réduire les occasions d’instabilité. Cela passe par une sensibilisation à une meilleure gestion des budgets familiaux et à la constitution d’une épargne de précaution. Les techniques d’exploration de données et l’IA peuvent être d’un grand secours pour repérer les personnes les plus vulnérables, cibles de ces dispositifs d’aide et de prévention.
Les actifs liquides comprennent notamment le numéraire, les dépôts à vue, les comptes d’épargne et les titres facilement négociables (obligations et actions cotées, OPC).
Instabilité infra-annuelle
Dans quatorze pays européens sur les 21 qui ont pu fournir des informations, l’instabilité infra-annuelle des revenus (écarts du revenu mensuel par rapport à la moyenne annuelle des ménages) représente entre vingt et quarante pour cent de l’instabilité totale des revenus, qui dépend aussi de leur variation au fil des ans (instabilité inter-annuelle).
Le Royaume-Uni et l’Espagne affichent la plus forte instabilité infra-annuelle des revenus. Ces pays se distinguent aussi par une instabilité inter-annuelle des revenus élevée ou supérieure à la moyenne. A contrario l’instabilité infra-annuelle des revenus est inférieure à la moyenne en République tchèque, en Norvège, en Slovaquie et au Luxembourg, ce qui semble résulter d’une moindre tendance aux changements d’emploi.