Sept soirées électorales en Ville – une chronique

Hir Stad

Serge Wilmes (CSV)
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 16.06.2023

Vers 22 heures 30, Lydie Polfer retire ses chaussures et avance pieds nus dans la petite fontaine à ras du sol. Dimanche soir, la Ville des gagnants et les gagnants de la Ville se réunissaient sur le parvis ultra-minéral du Grand Théâtre. Musique lounge, kiosque en bois, chemises blanches et bleues, robes à fleurs : on se serait cru dans un club nautique à Knokke. L’ambiance sur la terrasse de la Brasserie Schuman (gérée par Erik De Toffol, ex-patron du Saumur et frère d’un candidat DP) n’est pourtant pas exubérante. La foule ne fait pas masse. Des groupes s’agglutinent autour des différentes tables. Chacun est absorbé par l’écran et ses résultats personnels. Une sono a été installée, mais personne ne fera de déclaration. Le DP est surtout soulagé. À 70 ans, Lydie a réussi à tenir « ons Stad », de nouveau.

Patrick Goldschmidt est souriant, expansif, comme libéré d’un fardeau. Ce dimanche, il paraît enfin comme le successeur au trône. Sa petite-cousine Corinne Cahen voulait s’imposer aux caciques du Stater DP par les urnes. Pari perdu. Avec 4 732 voix personnelles, la ministre se retrouve déclassée par Lydie Polfer (8 616), Serge Wilmes (7 561), Patrick Goldschmidt (5 814) et François Benoy (5 732). Dès que Goldschmidt apparaît, Cahen disparaît, le portable vissé à l’oreille. Deux jours plus tard, sur RTL-Radio, la ministre fera bonne mine, parlant d’un « super résultat électoral » et se disant « immens zefridden ». Corinne Cahen a remis sa démission au Grand-Duc ce jeudi, après avoir fait ses adieux, deux jours plus tôt, à la Chambre. « Et war net ëmmer schéin hei, mee heiansdo awer », dit-elle, la voix étouffée par l’émotion, aux députés, dont 29 avaient réclamé sa démission il y a deux ans, l’accusant d’avoir mal géré la pandémie dans les maisons de retraite.

L’amie d’enfance de Bettel s’est mise dans une situation peu confortable. Elle a fini par troquer un siège au gouvernement pour un poste au conseil échevinal. Celui-ci ne lui sera pas bienveillant ; ni Goldschmidt ni Beissel, ni Wilmes ni Mosar ne la portent dans leur cœur. Quant à sa marge de manœuvre, elle sera fortement limitée par la maire et ses chefs de service. Parmi les nouveaux mandataires DP, elle compte peu d’alliés, à part Colette Mart et Anne Kaiffer. Il sera intéressant de voir combien de temps Cahen tiendra dans ces conditions hostiles. Son ancienne place de co-tête de liste de la circo Centre devrait aller à Yuriko Backes, que le Premier ministre a pris sous son aile et introduit au grand cirque électoral.

Pour faire valoir ses prétentions, Goldschmidt devra d’abord s’émanciper de la tutelle de Lydie Polfer, dont le souci du détail aura laissé peu d’occasions à l’échevin de se distinguer jusqu’ici. Durant la campagne, la maire a répété ad nauseam qu’elle assurera un plein mandat ; « souwäit kee Bus iwwert mech fiert », précisa-t-elle, quatre jours avant le scrutin, sur Radio 100,7. « Ich gehe keine Verpflichtung ein, um sie nach einem gewissen Zeitraum nicht mehr auszuüben », martèle-t-elle ce mardi au Tageblatt, tout en affichant une certaine humilité devant « les mauvaises surprises » que peut réserver la vie : « On ne sait jamais ». Or, tant la logique politique que la discipline du parti devraient la pousser vers la sortie d’ici trois ou quatre ans.

Pour la soirée électorale du CSV, Serge Wilmes avait choisi un endroit à l’écart. Le restaurant sicilien La Feluca (« club house » du TC Stade) est entouré de grillages, de gradins et de projecteurs, niché entre des courts de tennis en terre battue et des terrains de foot. Bureau de vote après bureau de vote, Wilmes voit ses ambitions s’effondrer au ralenti. « On n’a pas encore perdu, mais on n’a pas encore gagné », avance-t-il au début. Puis de répéter, à la manière d’un mantra, aux journalistes et candidats : « On verra… » Lorsque, vers 21 heures, la perte d’un siège se profile, Wilmes se retire avec son épouse et ses plus proches alliés dans la petite loge du club de tennis. Il n’en ressortira pas pendant deux heures. (Dans ce cercle restreint, on retrouve notamment Chris Mathieu, ancien rédacteur en chef de L’Essentiel puis du Quotidien, qui a conseillé Wilmes pendant les 18 derniers mois.)

Esseulés et résignés, les candidats et militants restent attablés sous de larges parasols noirs. À l’intérieur de la pizzeria, les résultats et interviews défilent sur RTL-Télé. Mais sur la terrasse, on ne se sent plus vraiment concerné. Laurent Mosar arrive vers
21 heures 30 au volant de sa Porsche quatre-quatre. L’échevin a continué de sombrer, ne finissant que cinquième sur la liste, devancé par Paul Galles et Elisabeth Margue. Quant à Maurice Bauer, l’ancien rival interne de Wilmes, il ne cache pas sa joie d’être arrivé deuxième. Autour de la télé, quelques militants tentent de s’expliquer la défaite : La campagne sécuritaire aurait exclusivement profité à Polfer ; Fokus et ses 2,4 pour cent n’auraient pas aidé ; les étrangers ne connaîtraient pas le CSV, ce serait un problème de « marketing » ; Wilmes aurait mieux fait de saisir l’opportunité en 2017... Accompagné de son épouse et de sa fille, Claude Wiseler débarque tardivement, tentant de remonter le moral aux candidats défaits. Le Spëtzekandidat Luc Frieden reste, lui, absent. Probablement parce qu’il ne veut s’afficher aux côtés de perdants. De toute manière, la vie interne du parti et la politique locale auront toujours été le cadet de ses soucis.

Vers minuit, Lydie Polfer et Xavier Bettel passent un coup de fil à Wilmes. Le DP veut conclure le deal aussi vite que possible pour écarter le risque, aussi minime soit-il, qu’une majorité alternative se forme. (Arithmétiquement possible, celle-ci restait politiquement impensable.) Le premier échevin invite la bourgmestre à passer à La Feluca. Polfer et Goldschmidt remontent la route d’Arlon en voiture et débarquent à la soirée du CSV. Captée par un journaliste de RTL-Radio, la scène qui s’ensuit est surréaliste. Sur la terrasse du « club house », la maire se fait applaudir par les vaincus du CSV.

Debout entre les tables du restaurant, Polfer se lance dans un court speech. Wilmes se tient en face, à quelques mètres de distance, le sourire figé, douloureux. De la main, elle lui fait signe de s’approcher ; il s’exécute et se met à ses côtés. (Claude Wiseler se tient à l’écart, l’air gêné.) Endossant son rôle de consolatrice des affligés, elle rappelle avoir travaillé « wierklech gutt » avec le CSV pendant les six dernières années. Tapotant l’avant-bras de son premier échevin, elle se montre magnanime. Elle fait un calcul quelque peu infantilisant : La majorité avait seize sièges, elle en garde seize. « Déi gutt Aarbecht ass unerkannt ginn, doriwwer sinn ech natierlech ganz frou. An ech mengen, de Serge kann dat och sinn ». Dès lors rien ne s’opposerait à continuer. Applaudissements. Wilmes murmure : « Nous sommes très optimistes... »

De Léon Bollendorff à Laurent Mosar, en passant par Willy Bourg et Paul-Henri Meyers, il se découvre le dernier d’une longue lignée de premiers échevins CSV ravalés au rang de junior partner par Polfer. Le lendemain, Wilmes tentera de relativiser sa chute : « En comparaison historique », six sièges ne serait pas si mal après tout. Mais l’homme qui voulut être maire songe probablement déjà à s’échapper de la prison du DP. La première occasion pourrait se présenter dès octobre.

Ce qui fait la force du Stater DP, ce n’est pas simplement l’aura de Lydie Polfer, dont le score personnel stagne par rapport à 2017, du moins si on tient compte de l’accroissement du nombre de bulletins valables passés de 25 500 à 32 400. La suprématie électorale s’explique surtout par le fait que sa liste de notables tient dans son ensemble. Les résultats des candidats du DP suivent une courbe lente et dégressive, tandis que sur la liste du CSV un abîme s’ouvre après le cinquième candidat.

L’électorat étranger était la grande inconnue du scrutin. Les Verts mettaient leurs espoirs dans les expats à vélo, Déi Lénk dans les ouvriers locataires, le LSAP dans les jeunes cadres passant leur after-work au Paname ou à l’Urban. Or, le nouvel électorat semble avoir cédé à un réflexe légitimiste. Les étrangers ont probablement voté pour le parti qu’ils connaissent, c’est-à-dire celui de la maire qui signe les éditos du City Magazine et du Premier qui fait la une de Paperjam. La forte proportion de Français macronistes au Luxembourg n’aura certainement pas desservi les libéraux. Ajouté au traditionnel clientélisme du Stater DP, toujours aux petits soins des propriétaires et des commerçants, mais également de ses ouvriers communaux (dans la tradition de Camille Polfer), la machine du DP s’est avérée, une fois de plus, inarrêtable.

Samedi après-midi, la « Vëlosmanifestatioun » avait rassemblé quelque 500 cyclistes en ville, donnant une impression de force collective. Dès le lendemain, la bulle écolo a éclaté. Au Independent Café, François Benoy, tout scout, tout sourire, tente de remonter le moral des candidats. Il distribue à boire, donne des tapes dans les dos, court d’un groupe à l’autre. Par moments, il se retire au premier étage de l’« Indie’s » pour se consulter avec son lieutenant, Fabricio Costa. En lançant sa campagne dès juillet 2022, il pensait mener l’offensive électorale. Il s’avère qu’il a surtout monté une défense qui lui aura permis de garder les cinq sièges. Déi Gréng perdent moins d’un point de pourcentage en Ville, et limitent ainsi les dégâts. « Avec 0,299 pour cent de plus, on aurait eu le Rescht-Sëtz », dit-il au lendemain. Le bilan est autrement plus lourd à Esch-sur-Alzette (-4,4 pour cent), Echternach (-5,8) ou Mamer (-7,2), sans parler de la débâcle de Differdange (-21,7). « Quand je me regarde je me désole, quand je me compare je me console », disait Talleyrand.

L’ADR se réunit dans les bureaux de la fraction : tapis plain, portraits de Grands-Ducs (Jean et Henri), assiettes de charcuterie. Assis autour d’une table, une vingtaine de militants regardent Tom Weidig et Alex Penning commenter en live les résultats. À leurs côtés, Maksymilian Woroszylo, le jeune trumpien pro-gun et anti-woke. « Mir hu méi wéi d’Piraten, dat ass d’Haaptsaach », lance quelqu’un. « Qui est premier ? », veut savoir une dame. « Cela n’a aucune importance », réplique Penning qui, à ce moment-là, se classe premier. « Tu ne le dirais pas si tu étais deuxième ! », s’esclaffe la membre. En fin de compte, Weidig finit par récolter seize voix de plus que Penning. Les deux lorgnent déjà vers la Chambre. Le député sortant Roy Reding paraît isolé au sein de l’ADR, où ses nombreuses absences lui ont valu des critiques. Son avenir politique devrait se décider dès la semaine prochaine, lorsque la Cour d’appel rendra son arrêt dans l’affaire qui vise la vente par Reding d’un immeuble entaché d’un « vice caché ».

Le LSAP s’est réuni sur la terrasse du Café Interview, synonyme du cool dans les années 1990-2000. Aux alentours de 1 heure du matin, alors que tout le monde ou presque est parti, Gabriel Boisante allume un cigare. Peu connu pour bûcher les dossiers politiques, il devra représenter ce qui reste de l’électorat socialiste en Ville : 10,65 pour cent. Avec Maxime Miltgen, il a pourtant réussi à assurer les trois sièges, malgré l’absence de Marc Angel. Tom Krieps ne s’est pas pointé à la soirée électorale. Le lendemain, au conseil communal, il citera la phrase de Churchill : « In the twinkling of an eye, I found myself without an office, without a seat, without a party, and without an appendix », précisant qu’il gardait, lui, sa carte du parti au moins. La cheville ouvrière du groupe socialiste au Knuedler avait été évincé par le LSAP version nightlife, incarné par Boisante et Miltgen. Les grands noms des Stater Sozialisten ne garantissent plus l’entrée au Knuedler. Ce dimanche, le fils de Robert Krieps (et petit-fils d’Adolphe Krieps) n’a pas réussi à se faire réélire ; pas plus que Cathy Fayot, fille de Ben Fayot et petite-fille de René Van de Bulcke. Son frère, le ministre Franz Fayot, est présent devant l’« Inter », entouré de ses hauts fonctionnaires socialistes Christophe Schiltz, Luc Decker et Manuel Tonnar (les deux derniers étaient candidats). Mais la grande surprise de la soirée, c’est l’élection d’Antónia Afonso Bagine (lire page 4). Ce dimanche soir, elle était en larmes, toujours sous le choc. Déléguée syndicale (LCGB, pas OGBL) dans le secteur du nettoyage, elle a réussi à mobiliser la communauté lusophone. L’élection de la syndicaliste bissao-guinéenne donnera un visage et une voix à des groupes sociaux jusqu’ici totalement absents au Knuedler.

Déi Lénk perd son deuxième siège, le recul d’un point de pourcentage ayant fait tomber le Rescht-Sëtz de 2017. Le travail d’opposition tenace de Guy Foetz et d’Ana Correia n’aura pas fait de différence aux urnes, personne ne suivant les séances du conseil communal. Les deux conseillers sortants se retrouvent relégués derrière les députés en rotation David Wagner (2 161 voix personnelles) et Nathalie Oberweis (2 297). Déi Lénk aura été écrasé entre le vote utile (favorisant les Verts) et la concurrence des Pirates captant une partie du vote protestataire. Les dissensions internes sur les livraisons d’armes et l’obligation vaccinale n’auront probablement pas aidé à consolider le vote des Bildungsbürger de gauche. Les Pirates étaient réunis dans l’arrière-cour d’une pizzeria dans la rue du Fossé : une troupe bigarrée et joyeuse, plutôt populaire mais peu politisée. Pascal Clement, un employé bancaire retraité qui, au milieu des années 90, s’était essayé comme magicien et « mentaliste », réussit son entrée au Knuedler. Il trouve donc sa place dans la start-up lancée par son fils.

Pas moins de 56 pour cent des habitants de la Ville travaillent dans la finance ; seulement 5,8 sont employés dans l’administration publique et 2,1 dans la construction. Cette prédominance des cadres, on la trouve également dans d’autres capitales européennes, à la différence près que Luxembourg-Ville reste trop provinciale pour qu’une contre-culture puisse s’y développer. Il y manque la masse critique d’étudiants, d’artistes et de chercheurs. (Les enseignants, largement embourgeoisés, ne représentent que 1,1 pour cent de la population de la Ville, avec un pic de 2,2 pour cent au Limpertsberg.) Avec son hyper-concentration de Chanel et de Gucci, de Louis Vuitton et de Hermès, de Patek Philippe et de Rolex, le centre-ville ressemble de manière de plus en plus caricaturale à un paradis fiscal. Alors que la richesse ostentatoire est devenue la nouvelle norme, la seule présence de mendiants est perçue comme inacceptable. Le DP est à l’image de la Ville, tout comme la Ville est à l’image du DP.

Bernard Thomas
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