Pour beaucoup de gens, le terme « contrefaçon » évoque surtout les imitations de produits de marques qu’on leur propose dans des pays plus ou moins exotiques, et leurs craintes de saisies et d’amendes lors de leur passage en douane, au retour, s’ils se sont permis d’en acheter. Mais cette vision des choses est anecdotique car le phénomène se révèle plus complexe et plus étendu, avec un impact économique délétère, comme l’a montré une étude publiée par l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (acronyme anglais EUIPO) le 17 janvier.
Bien qu’étant par nature difficiles à évaluer, les importations de produits contrefaits ne pèsent que de 2,5 à 3 pour cent du commerce mondial, mais cela représente tout de même près de 750 milliards de dollars, un montant qui a augmenté de moitié depuis 2017. En Europe, où ces importations pèseraient davantage – près de six pour cent du total – l’EUIPO a réalisé entre 2015 et 2018 des études sur douze secteurs d’activité pour mesurer l’impact de la contrefaçon sur les ventes et l’emploi. Mi-janvier, il a publié son rapport de 44 pages portant sur trois secteurs particulièrement touchés : l’habillement (y compris les chaussures), les cosmétiques et les jouets.
Au total, leur chiffre d’affaires a été réduit de près de 16,2 milliards par an sur la période 2018-2021, et ils ont perdu quelque 196 000 emplois par an. Les pertes d’emploi comprennent à la fois les emplois qui n’ont pas été créés et ceux qui ont été détruits en raison des difficultés des entreprises victimes d’une concurrence déloyale. Sur les trois secteurs étudiés, l’industrie de l’habillement est de loin la plus concernée, avec un manque à gagner de près de douze milliards d’euros de revenus par an sur la période, un montant qui représente 5,2 pour cent des ventes de vêtements dans l’UE. En conséquence, le secteur a employé 160 000 personnes de moins chaque année sur la même période, l’Allemagne et l’Italie étant les deux marchés les plus touchés (totalisant 39 pour cent du manque à gagner et 31,5 pour cent des emplois).
Le Luxembourg est le troisième pays européen le plus touché en proportion, derrière Chypre et l’Irlande avec un manque à gagner de 9,2 pour cent du chiffre d’affaires. Dans les cosmétiques, la perte de recettes s’est élevée à 3,2 milliards d’euros par an, soit 4,8 pour cent du chiffre d’affaires total. L’industrie cosmétique française a été la plus touchée en termes absolus, avec 800 millions d’euros de ventes annuelles perdues, précédant de peu son homologue allemande. La perte d’emplois dans l’UE s’est élevée à près de 32 000 personnes par an. À nouveau, le Luxembourg se distingue par une proportion élevée de manque à gagner : 6,9 pour cent, deux points de plus que la moyenne européenne.
Enfin le secteur du jouet, où le manque à gagner a été d’un milliard d’euros de ventes annuelles, a davantage souffert que les deux autres avec 8,7 pour cent du chiffre d’affaires. Il a perdu 3 600 personnes par an. L’Allemagne a été le pays le plus touché, son industrie du jouet supportant le tiers des ventes manquées. Les écarts entre les pays sont ici plus importants que pour les autres secteurs étudiés.
Les consommateurs sont peu conscients des effets économiques négatifs de la contrefaçon. Ils le sont encore moins des dangers qu’elle présente pour la santé et la sécurité, même pour des produits simples comme les aliments, les cosmétiques ou les cigarettes, qui sont susceptibles de contenir des substances toxiques interdites. Depuis 2020, le problème se pose surtout pour les médicaments, vaccins et équipements médicaux, dont les importations de contrefaçons potentiellement dangereuses ont explosé pendant la crise sanitaire. Avant cette dernière, plus de la moitié des produits dangereux (incluant également les pièces détachées automobiles) avaient pour destination seulement deux pays, les États-Unis et l’Allemagne.
Sans surprise, la Chine est le premier pays d’origine des produits de contrefaçon. Avec son appendice Hong-Kong, elle représente 60 pour cent des volumes et 80 pour cent de la valeur. Tous types de produits contrefaits y sont fabriqués alors que parmi les autres pays semble régner une certaine forme de spécialisation : la Turquie pour les vêtements, les parfums et les cosmétiques, l’Inde pour le matériel informatique.
Un fléau difficile à contrôler à cause des achats réalisés sur Internet : 70 pour cent des produits contrefaits seraient désormais vendus en ligne. L’association professionnelle Unifab note une « multiplication des petits colis acheminés par les centres de tri postaux et les services de fret express ». En juillet 2023, l’OCDE a publié un document1 permettant de mieux connaître le phénomène, notamment la structure et les motivations de la demande.
La demande intentionnelle est exprimée par des consommateurs qui optent en toute connaissance de cause pour l’achat de biens contrefaits. Au cours des années récentes, une courte majorité des produits (54 pour cent) ont été acquis de la sorte, un pourcentage nettement plus élevé pour les biens de consommation. D’après une étude de juin 2023, un tiers des Européens jugent acceptable d’acheter des contrefaçons si le prix du produit authentique est trop élevé. Cette proportion atteint la moitié parmi les jeunes. La demande non-intentionnelle provient de consommateurs non avertis, qui sont dupés par des vendeurs peu scrupuleux, et qui achètent un produit contrefait en croyant qu’il est authentique. 46 pour cent des contrefaçons seraient vendues de la sorte.
Selon le rapport, l’importance des importations de produits contrefaits est fortement corrélée à plusieurs facteurs. Plus on a affaire à un pays dont les « importations authentiques » sont élevées en valeur ou en pourcentage du PIB, plus les contrefaçons seront importantes. La richesse d’un pays joue un rôle ambigu. D’un côté, un PIB par habitant élevé est généralement associé à une faible pénétration des contrefaçons. De l’autre, il est avéré que les contrefacteurs profitent de la qualité des infrastructures logistiques et commerciales des pays riches pour faire prospérer leurs trafics.
Les personnes âgées de plus de 65 ans sont moins enclines que le reste de la population à acheter, intentionnellement ou non, des produits contrefaits. Cela s’expliquerait par une plus grande sensibilisation à la menace de la contrefaçon, des revenus plus élevés et une moindre propension à effectuer des achats en ligne. Enfin on a pu établir, de façon quelque peu surprenante, un lien entre la valeur des importations de produits de contrefaçon et le pourcentage de diplômés de l’enseignement supérieur. Mais on observe que ces derniers, que l’on pourrait supposer mieux sensibilisés à ce risque, sont aussi de grands utilisateurs d’Internet, très portés sur la recherche de bonnes affaires en ligne.
Tout en rappelant que corrélation ne veut pas dire causalité, le rapport de l’OCDE souligne qu’aucun des facteurs recensés, pris isolément, ne peut expliquer à lui seul la propension d’une économie donnée à importer des contrefaçons : c’est plutôt la combinaison de plusieurs entre eux qui façonne la demande, intentionnelle ou non. L’éradication du fléau constitue un défi de taille, qui passe par l’adaptation et le renforcement des dispositifs juridiques (notamment des sanctions) mais aussi par la technologie, qui fournit dès à présent une aide précieuse pour détecter les produits contrefaits et bloquer leur entrée.
Paradoxe
Sauf si elles sont détectées et saisies à la frontière, les contrefaçons entrent sans encombre sur le territoire national et y sont dûment soumises aux taxes, notamment la TVA. Elles rapportent donc de l’argent à l’État, mais à son insu. Le paradoxe est que des activités parfaitement licites échappent au paiement de la TVA, principalement à cause des paiements en espèces (dits « au black »). Au Luxembourg, contrairement à la France où ils sont limités à mille euros, il n’existe pas officiellement de plafond. Toutefois, les paiements supérieurs à 10 000 euros y sont soumis à certaines obligations, notamment de la part des vendeurs. Le site Guichet.lu précise que les commerçants concernés (principalement les bijoutiers, les horlogers, vendeurs et concessionnaires de voitures, avions et bateaux, marchands d’or, de fourrures, de tapis, antiquaires, galeristes…) doivent « s’assurer de l’identité du client, garantir une organisation interne adéquate et coopérer au besoin avec la Cellule de renseignement financier du parquet de Luxembourg ».
Par « organisation interne », on entend la mise en place de différents protocoles de vigilance au sein des commerces/entreprises en question, une coopération pleine et entière avec les autorités et une sensibilisation et une formation des employés aux opérations pouvant relever du blanchiment d’argent. Il est difficile de savoir s’il est possible de contrôler le respect de ces diligences. La réglementation européenne va changer les choses : le 18 janvier, le Parlement européen et les États membres se sont mis d’accord pour interdire purement et simplement les paiements en liquide supérieurs à 10 000 euros, dans le cadre d’un renforcement de la législation contre le blanchiment d’argent. Une règle conclue après deux ans et demi de négociations, qui entrera en vigueur courant 2024. Mais le montant choisi laisse encore de la marge aux fraudeurs.