Le nombre de victimes à Gaza a dépassé les 30 000 la semaine dernière, principalement sous les bombes de Tsahal. Circulent dorénavant des clichés d’enfants mourant de faim à cause du blocus opéré par le gouvernement de Benjamin Netanyahu. Xavier Bettel (DP), s’est très vite rendu en Israël et en Palestine, après avoir reçu son mandat de ministre des Affaires étrangères. Nous l’avons rencontré mardi soir en son bureau au rez-de-chaussée du bâtiment Mansfeld pour évoquer la politique luxembourgeoise pour le Proche-Orient. Sous sa casquette de Vice-Premier ministre, Xavier Bettel s’exprime en outre sur le virage sécuritaire opéré par le gouvernement de Luc Frieden.
D’Land : Depuis le 7 octobre, le nombre de victimes augmente de façon dramatique dans la bande de Gaza. L’Union européenne et, en son sein, le Luxembourg semblent impuissants face à ce drame humanitaire. Les demandes répétées de cessez-le-feu immédiat et de libération des otages ne semblent plus mener nulle part. N’est-il pas temps d’envisager d’autres mesures, comme des sanctions contre Israël ?
Xavier Bettel : Nous faisons partie de ce groupe de pays qui demandent un cessez-le-feu depuis le début. Des otages ont été libérés quand les armes se sont tues. C’est donc la priorité des priorités. Car le drame humanitaire s’aggrave de jour en jour avec plus de 30 000 morts dont 70 pour cent de femmes et d’enfants. Les séquelles resteront après le conflit. Comment voulez-vous expliquer à un jeune Palestinien qu’il n’a ni eau, ni alimentation, ni école parce que son voisin veut se débarrasser du Hamas ? On a quand même aujourd’hui du mal à justifier un tel déferlement de violence. Nos contreparties israéliennes disent vouloir respecter le droit international, mais on voit surtout les gens mourir. La paix de la Palestine sera la paix d’Israël et vice-versa. Il n’y aura pas de paix si toutes les parties ne s’y engagent pas. Depuis le début, nous demandons la solution à deux États.
Pour l’instant, les vœux européens restent infructueux. N’êtes-vous pas favorable à des sanctions comme contre la Russie qui pourraient tordre le bras au gouvernement israélien ?
L’Irlande et l’Espagne ont demandé à la Commission européenne d’étudier une éventuelle révision d’accords existants avec Israël. On attend l’avis. Concernant les sanctions, nous avons demandé à condamner les colons violents. Mais même là, les États européens n’arrivent pas à se mettre d’accord.
Qui est contre ?
Les conseils ne sont pas publics. Mais des raisons de timing ou de principe sont avancées. On a réussi à isoler la Hongrie mais d’autres pays voient des problèmes à mettre le Hamas et les colons violents au même niveau. Nous devons prendre des mesures contre les colonies israéliennes. Les États-Unis l’ont fait. Mais ne demandez pas que je vous dise qu’on va s’entendre sur des sanctions (comme contre les responsables de l’invasion en Ukraine, ndlr), alors qu’on ne trouve même pas d’accord sur la question des colons violents. J’ai été un de ceux qui ont demandé des informations à la Commission pour prononcer des suspensions de visas ou des gels d’avoirs contre les colons, mais on nous a dit qu’il n’y avait pas de base légale sans décision européenne commune.
Le Luxembourg ne semble pas moteur dans la mise au ban d’Israël. Il pourrait pourtant prendre des mesures seul. Deux victimes du conflit ont rencontré vos services voilà quelques jours. Cet Israélien et ce Palestinien demandent par exemple que le Grand-Duché ferme son antenne commerciale à Tel Aviv.
Est-ce qu’on ferme notre ambassade à Moscou ?
Ici ce sont des intérêts économiques seulement.
Il est aussi questions d’intérêts économiques à Moscou, en plus de la mission diplomatique.
Donc, non, vous ne fermerez pas le Luxembourg Trade and Investment Office de Tel Aviv.
Ses activités sont plutôt réduites actuellement. Mais ce qui est important, c’est de garder le contact. La politique du symbole pour le symbole, isolé de son côté, cela ne sert à rien. Vous croyez vraiment qu’Israël va reconnaître la Palestine parce qu’on va fermer notre bureau à Tel Aviv ? Je privilégie les échanges avec les responsables politiques. J’en ai à tous les niveaux. Je n’en parle pas. Voilà quelques semaines j’aurais pu faire un tweet pour dire que j’ai eu un entretien avec untel, mais je n’en ai pas envie. À côté des décisions à prendre en commun, la diplomatie c’est aussi avoir une relation de confiance avec les gens au pouvoir. Il est plus utile d’avoir un appel avec des hauts responsables israéliens que de faire un tweet pour amasser les likes.
Un tweet permet d’envoyer un signal politique…
Je préfère avoir un échange direct et franc avec des responsables politiques pour leur dire « écoutez, faites gaffe à ce que vous faites » plutôt que de viser des likes. Vous savez, après la mort de Navalny, on a convoqué l’ambassadeur russe. Cela n’est jamais sorti dans la presse. Je n’en ai pas fait la publicité. On me l’a reproché au Parlement. Mais je n’ai pas envie de faire de politique du signal. J’ai envie de mener une politique efficace, en faisant passer des messages, plutôt que de l’affichage.
En tant que Premier ministre, vous aimiez afficher le Luxembourg comme pionnier dans certains domaines. Ça aurait pu être le cas aussi en défense étrangère…
Je ne suis plus Premier ministre, mais chef de la diplomatie. Et pour moi, une grande partie de la diplomatie consiste à maintenir des relations de confiance. J’ai appris à moins communiquer que quand j’étais Premier ministre.
Donc vous vous donnez principalement le rôle de médiateur ?
Entre autres, oui. Ma première visite à l’étranger, dans mes nouvelles fonctions, était justement en Israël et en Palestine. Chez les deux parties, j’ai gardé le même propos. Je n’ai pas tenu un discours pro-palestinien chez les Palestiniens et pro-israélien chez les Israéliens. Et à la fin, ils m’ont dit « reviens ». Je n’ai pas dû faire tout faux. J’ai pu créer une relation de confiance.
N’envoyez-vous pas plutôt là le signal que chacun peut faire ce qu’il veut et qu’il ne sera pas condamné ?
Mais nous agissons. L’UE, avec ses règles actuelles, est très limitée dans ses compétences. C’est pour ça que certains d’entre nous, les like-minded states, prenons des initiatives et rappelons cette solution à deux États. J’ai été un de ceux qui ont demandé à la Commission de préparer des guidelines pour sanctionner les colons violents. Nous ne fermons pas les yeux. Nous prenons le téléphone et disons les choses.
Cela ne semble pas trop porter ses fruits…
Qu’en savez-vous ?
On constate tous les jours l’augmentation des morts, même sur des convois humanitaires…
Je dois malheureusement vous décevoir. Ni le ministre des Affaires étrangères du Luxembourg ni même son Premier ministre ne peuvent imposer ici quoi que ce soit. Nous essayons plutôt de bâtir des ponts, de discuter avec les uns et les autres, de voir comment joindre les initiatives. Je retourne d’ailleurs au mois de mai dans la région à la demande des deux parties. Je ne suis peut-être pas utile, mais je ne sers pas à rien.
Nous ne sous-entendons pas que vous êtes inutile, mais nous disons que le drame humain s’aggrave de jour en jour.
On le voit bien, au niveau international, avec l’Onu, dont le secrétaire général demande un cessez-le-feu depuis le premier jour. Mais le système international est tel que le veto d’un seul pays peut bloquer toute initiative. Personnellement, j’ai expliqué aux Israéliens qu’ils risquaient de perdre leurs alliés, ceux qui essaient de les défendre et même ceux qui essaient de les comprendre.
En parlant de droit international, en février votre directeur juridique a plaidé à La Haye, sur les conséquences juridiques de la colonisation israélienne. Il a notamment constaté que « le développement de colonies de peuplement et le morcellement qui en découle, portent gravement atteinte au droit à l’autodétermination du peuple palestinien et entravent de ce fait l’édification d’un État de Palestine viable ». Ne pensez-vous pas qu’à ce stade, reconnaître la Palestine serait l’étape logique et nécessaire pour inverser la spirale de la violence ?
On a plaidé à La Haye pour répéter, clairement, qu’Israël ne respectait pas ses engagements. C’était notre manière de dire aussi qu’on ne pouvait pas rester aveugle et insensible. Concernant la question de la reconnaissance de la Palestine, au Parlement et au gouvernement, on a toujours dit qu’on allait se coordonner avec d’autres pays européens. Si l’on veut vraiment changer quelque chose, on doit prendre une initiative commune et je pense qu’on n’est pas très loin, notamment avec les like-minded states.
Vous faites référence à ce groupe de sept-huit États parmi lesquels la Belgique, l’Irlande, le Portugal, la Slovénie, l’Espagne et des fois la France ?
Vous êtes bien informé.
Candidat aux législatives 2018, vous déclariez sur Smartwielen que vous étiez plutôt défavorable à la reconnaissance de la Palestine en tant qu’État. Est-ce que votre avis a évolué ?
Je suis pour une reconnaissance. Mais je pense que le moment doit être coordonné. Cela ne doit pas être une décision individuelle. Ma position n’a pas changé depuis 2018. J’ai dit au ministre des Affaires étrangères palestinien, « ne me demande pas la reconnaissance maintenant. Nous essayons maintenant d’avoir un cessez-le-feu. Je n’ai pas d’unanimité pour les sanctions. Des gens sont contre. Si tu me demandes maintenant la reconnaissance, je vais encore plus diviser le camp européen. Si on veut être forts, si on veut faire pression, c’est l’unité qui fonctionne. Donc ne nous demande pas de nous diviser. » La priorité est de tous se concentrer sur un cessez-le-feu. Que l’on soit unanime. Je vous rappelle que des pays n’arrivaient pas à prononcer le mot. Maintenant nous sommes plus proches d’un accord. Je voudrais vraiment éviter une nouvelle division sur ce sujet-là.
Est-ce que, en tant que Premier ministre, vous bridiez, Jean Asselborn, dans sa volonté de reconnaître la Palestine en tant qu’État ?
Je n’ai jamais bridé qui que ce soit. Nous avions pris une position commune. Je sais que Jean demande maintenant, à travers une pétition, de le faire. Moi, je n’ai pas de leçons à donner aux uns et aux autres. Le moment opportun sera celui où l’on arrivera à faire quelque chose qui marque.
D’accord. Donc ce n’est pas le moment opportun de reconnaître la Palestine…
Je pense qu’on n’en est pas loin. Le momentum n’a jamais été aussi proche. Mais le mettre à l’ordre du jour, maintenant, nuirait à ma demande de cessez-le-feu, la priorité numéro un. Les Israéliens doivent comprendre que la paix pour les Palestiniens sera leur paix.
Il y a trois semaines, vous nous aviez dit réserver au Parlement votre avis sur la pétition demandant la reconnaissance de la Palestine. Dans les minutes suivantes, le Premier ministre a lâché que le moment ne se prêtait pas à une reconnaissance. Comment vous répartissez vous les rôles ? À Luc Frieden les hard politics et à vous le soft power ?
Luc Frieden a parlé après un conseil du gouvernement. On avait abordé le sujet, donc il a fait le bilan des discussions qu’on avait eues le matin [le ministère d’État avait dit au Land que le sujet n’avait pas été évoqué en conseil, ndlr]. Mais il n’y a pas de bad guy ou de good guy au gouvernement. On se met d’accord. J’ai Luc Frieden jusqu’à trois fois par semaine au téléphone. On échange sur tout. C’est important de coordonner à deux partis au gouvernement. À trois c’est déjà un peu moins évident.
Dans l’accord de coalition, il est question d’approfondir les relations transatlantiques. Comment envisageriez-vous d’approfondir ces relations avec une administration Trump ?
Laissons les Américains voter. On verra après. Je suis convaincu qu’on continuera à travailler avec les États-Unis quelle que soit l’issue du vote. On a eu quatre ans de Trump, on est tous encore là. C’est vrai que c’est un autre style. J’ai commencé avec Barack Obama. Puis il y a eu Donald Trump et Joe Biden. J’ai connu trois styles différents.
Autre style, autre sujet : comment vous positionnez vous par rapport aux déclarations d’Emmanuel Macron sur la dynamique de soutien à l’Ukraine et sur le fait qu’on ne puisse exclure un envoi de troupes ?
On fera tout pour éviter l’envoi de troupes. Tout envoi de troupes risque de marquer le début d’un nouveau conflit. On aide matériellement l’Ukraine tant qu’on peut, mais l’envoi de troupes sera utilisé côté russe pour justifier des choses qui ne vont pas dans l’intérêt de tous. Je pense qu’Emmanuel [Macron, ndlr] a voulu mettre de la pression. L’envoi de troupes ne doit être que la dernière des dernières solutions. Et encore.
Un sujet un peu plus gai. Vous revenez de Californie où vous avez porté la casquette de ministre du Commerce extérieur. Le patronat vous prête de grandes qualités pour ramener dans vos filets des capitaux étrangers. Qu’en est-il ?
J’ai appris une chose ces dix dernières années. Je n’annonce rien tant que ce n’est pas bouclé. Je sais que d’autres collègues ont besoin d’annoncer avant de concrétiser. Moi, je concrétise puis j’annonce. Mais les échanges ont été bons. Le Commerce extérieur, pour moi, c’est mettre le Luxembourg sur la carte, pour ceux qui ne connaissent pas, et fidéliser ceux qui y ont déjà des intérêts. On le fait avec les autres ministères concernés. D’ailleurs, j’ai participé au Trade and Investment Board hier, avec le Grand-Duc héritier et Lex Delles [ministre de l’Économie, ndlr]. C’était super. Nous avons eu un très bon échange.
Politique intérieure maintenant. On se tourne vers le Vice-Premier ministre. Votre collègue chargé des Affaires intérieures, Léon Gloden, a reproché lundi sur les ondes de RTL l’attentisme des rouges et des verts, quand ils étaient en charge, avec vous Premier ministre, en matière de sécurité. Le ministre CSV a également véhiculé des contrevérités sur des limousines allemandes avec des plaques belges qui débarqueraient des gens pour mendier. Êtes-vous toujours à l’aise avec votre partenaire de coalition ?
C’est vrai que la situation s’est empirée ces dernières années. Je le reconnais. La réponse est très dure à trouver. C’est surtout la mendicité qui est combattue. Mais on rentre aussi dans un débat sur l’insécurité, la drogue… moi j’habite dans un quartier qui est assez chaud, à Bonnevoie. Des toxicomanes consomment de l’héroïne dans ma rue. On peut ressentir de l’insécurité. Ils ne m’ont rien fait, mais des parents, qu’en pensent-ils pour leurs enfants ?
Avec Léon Gloden est surtout évoquée la lutte contre la mendicité et les moyens déployés
Non, mais c’est un tout. C’est cette question à laquelle il faut répondre : Est-ce que je me ressens libre en mon enceinte privée si moi-même, en tant que personne individuelle, on m’aborde régulièrement dans la rue pour demander cinq euros ou un chèque-repas ? Je comprends ce sentiment d’insécurité. On a commencé à discuter du Platzverweis puis d’autres règlements. Mais il n’y a pas de solution miracle. Nous avons pris une décision, c’est d’attaquer la mendicité organisée, même s’il est difficile de dire si elle est organisée ou pas. Mais je n’aime pas qu’on fasse l’amalgame, de considérer un SDF ou un toxicomane comme un danger. Il faut avoir un débat serein.
Il n’est pas très serein le débat, là…
Non, il ne l’est pas. Mais je pense qu’on était aussi obligés d’agir. Beaucoup de gens se sentent moins en sécurité. Rien faire n’était pas une solution. Puis il y a la question de la Fixerstuff, à Luxembourg et à Esch. Est-ce que c’est normal que tout soit aussi concentré ? Ne devrions-nous pas décentraliser les structures sociales sur tout le pays ? En tant que maire, j’étais une peau de vache, je l’avoue, mais j’ai toujours cherché à aider dans la rue, en achetant un sandwich si le sans-abri était devant chez Paul, ou un burger s’il était devant chez McDo. J’ai même déjà payé des nuits à l’auberge de jeunesse ou une paire de baskets. Ce qu’il y a, c’est que si je tends la main, il faut aussi qu’il y ait quelqu’un qui la prenne de l’autre côté. C’est dur. C’est dur, mais il y a de l’objectif et du subjectif, dans la perception des gens et dans la politique que l’on fait. Mais on ne peut pas rester là sans rien faire.
Vous ne reniez donc pas le virage sécuritaire opéré par le gouvernement. « L’esprit de Senningen » demeure intact ?
Je pense qu’il était important de faire quelque chose. Mais il faudra faire un bilan aussi. Est-ce que cela a été efficace ou pas ? Pour l’instant, selon les chiffres qu’on a, cela n’est pas d’une grande efficacité…
Faire quelque chose résonne ici comme faire n’importe quoi…
Il faut voir le résultat. Il faut apprendre de ses erreurs aussi ou des choses qui ont bien fonctionné. Et je pense qu’il faudra tirer le bilan après une certaine période.
Charles Michel s’est exprimé ce mardi sur son avenir. Est-ce que le vôtre se dessine à Bruxelles ?
On m’a proposé plusieurs choses, très régulièrement. On m’a par exemple demandé si j’étais intéressé à devenir tête de liste des libéraux, comme Nicolas Schmit chez les socialistes. C’est très bien, mais je ne suis pas candidat. Des candidats j’en connais une vingtaine dans les différents partis. Mais si, à la fin, il y a une crise institutionnelle et que je peux la débloquer, j’y réfléchirai. J’aime bien ce que je fais ici. Ce n’est pas une question d’ego, mais après dix ans comme Premier ministre, j’ai rassemblé le plus de voix alors que je ne suis pas dans la circonscription qui en compte le plus. J’aimerais honorer cette confiance qui m’a été donnée par les électeurs.