La critique de théâtre a été un matériau de la recherche historique sur le quotidien, les mœurs, les us et coutumes des époques où le lieu du théâtre était celui d’une réunion quasi identique à une messe dominicale. Certaines choses se sont perdues depuis lors, le théâtre penche désormais vers une pratique d’élite, faisant se nicher une population relativement privilégiée. Celle qui croit encore à ce que l’éminent acteur Laurent Terzieff expliquait comme une « expérience collectivement vécue, grâce avant tout à la présence physique réelle des acteurs sur le plateau qui permet au public de devenir lui-même un collectif extrêmement vivant : ce que j’appellerai une unicité plurielle, et non pas une foule solitaire comme au cinéma ». Alors, pourquoi aller au théâtre – entendez, le lieu – ? Pour se sentir en vie. Rien de plus. Et Voix d’Hébron du compositeur Cristian Carrara, sous la direction musicale d’Arthur Fagen à l’Opéra Théâtre de Metz, mis en scène par Paul-Émile Fourny, le directeur des lieux, comporte ce degré de vitalité, en scène comme en salle.
Hébron. Ancienne cité du Proche-Orient aux 4 000 ans d’histoire, son nom résonne comme ceux entonnés dans les récits mythologiques. Hébron. Ville palestinienne de Cisjordanie qui semble inaccessible dès lors qu’on l’observe sur Internet. Hébron. Ville des Patriarches, située au sud de Jérusalem, considérée comme « sainte » par les juifs, les chrétiens et les musulmans. Hébron. Ville perchée au cœur des Monts de Judée, territoire occupé, cristallisant lui aussi la difficile coexistence entre deux peuples frères ennemis. Aventure amorcée il y a près de deux ans, Voix d’Hébron n’a pas la maladresse d’aborder la complexité d’un conflit qui ne cesse de s’aggraver. Au contraire, cette nouvelle création de l’Opéra Théâtre de Metz se situe en équilibre, dans la délicate neutralité, entre ces « deux camps ». Voix d’Hébron narre, sans prendre parti, l’absurdité d’une haine commune entre deux peuples, dont on a, depuis plus de 70 ans, oublié les fondements.
Nous avons amorcé de la sorte, parlant du lieu du théâtre comme celui de l’exposition de la « socialité » d’une époque, comme Alexis de Tocqueville l’expliquait en 1848, parlant qu’en son temps, au théâtre, « le parterre y a souvent fait des lois aux loges ». Ce soir-là, à l’Opéra, la fameuse parade sociale s’est orchestrée, c’est une première mondiale après tout. Portiers vigilants aux portes, directeur en pied de grue au centre du foyer, agents de billetterie en aquarium, sourires à briser des glaces, mairie en présence, ouvreuses aux portes, et pourtant, la foule attendue n’est pas au rendez-vous. La salle est mi-pleine, ou mi-vide c’est selon, la place libre permet de l’espace et de fait un confort d’écoute incomparable. Et la fable qui nous a été contée mérite bien cette attention tant elle regorge de symboles puisés dans les mythes qui accompagnent religions, croyances ou pratiques mystiques.
Dans cette idée, la pièce s’ouvre par l’apparition d’une pierre de taille brute. Symbole de l’initié face à ce qu’il doit tailler en lui-même pour tenir sa place au sein de l’humanité. Vidéo projetée au centre du cadre de scène, un bloc de roche imparfait se découpe dans l’obscurité du reste du plateau. Et puis, dans un fondu enchaîné, le décor se dévoile, somptueux, doux et à la fois rigide, comme intransigeant envers nous, mais surtout envers les interprètes, prenant de bout en bout une place folle dans l’ensemble de la pièce. Benito Leonori, scénographe collaborateur de Paul-Émile Fourny à maintes reprises, signe ici un décor d’une grande efficacité dramaturgique, plongeant le récit dans un monde parallèle. La virtuosité, en plus de se situer dans la tension des lignes et perspectives dessinées, se montre palpable dans le jeu des drapés qui se posent et se déposent, ou volent et s’envolent, aux grés du parcours des protagonistes. On ne peut que féliciter la régie et les machinistes tirant les ficelles pour accomplir une chorégraphie de poulies parfaitement exécutée. Par-dessus cette magie, une autre l’accompagne, celle manipulée par l’orchestre national de Metz Grand Est, avec à sa direction Arthur Fagen, pour la première fois à l’Opéra-Théâtre. Et évidemment le quatuor en scène – Maria Bagalà, Shakèd Bar, David Tricou et Jean-Luc Ballestra – permet le quinté gagnant, bien que souffrant de quelques inégalités, celles-ci s’évanouissant rapidement à la faveur d’une certaine expérience de la scène.
Pour en finir, et sans plus de détours, Voix d’Hébron est une réussite, simplement parce qu’il ne s’attarde pas à être autre chose qu’un spectacle d’opéra, là où l’on nous raconte les plus fabuleuses des histoires, celles ou parfois, la réconciliation et la rédemption sont possibles.