Abstraction

L’émotion plutôt que la couleur

d'Lëtzebuerger Land vom 10.11.2023

Comme d’autres peintres ayant avant lui ouvert la voie de l’abstraction (Mondrian, Kandinsky, Malevitch), Mark Rothko (1903-1970) a commencé par la figuration. C’est d’ailleurs par son unique autoportrait (de 1936) que débute l’exposition que lui consacre la Fondation Vuitton à Paris. Le peintre y ressemble, avec son grand front, sa moustache, son long nez et ses lunettes rondes, à Groucho Marx, en dépit du sérieux et de l’intensité de son visage. Alors qu’il se peint au plus près, Rothko se montre au spectateur étrangement distant, un brin austère, enveloppé de couleurs sourdes et terreuses qui dominent la composition. Des couleurs d’humilité desquelles tranchent seulement le blanc d’une chemise et le rouge d’une cravate. Le verre de ses lunettes ne reflète rien d’autre qu’un camaïeu de bleu-gris-violet sous lequel percent deux pupilles noires. Le regard ainsi annulé, impénétrable, prive le visiteur de toute interprétation psychologique. Un paradoxe fonde ainsi ce remarquable autoportrait : le peintre s’exhibe, s’expose, tout en veillant à fuir le spectateur, à échapper à son regard, caché derrière ses binocles. Tel un voyant, un prophète ?

Si le retrait est bien le propre du portrait – comme nous le rappelle son équivalent italien ritratto – cette approche tend à se généraliser sur d’autres toiles réalisées à la même époque. Deux ans avant son autoportrait, Rothko se retire dans l’obscurité d’une salle de cinéma pour capter l’attention des spectateurs au cours d’une séance (Movie Palace, 1934/1935). La toile du peintre se substitue à la toile de cinéma, prenant pour modèle le public plutôt que le film lui-même, rejeté hors-cadre. Dans une facture expressionniste, Rothko donne à voir un exemplaire frémissant de la vie moderne, une scène énergique, bâtie sur une diagonale véloce et ascendante qui traverse les différents gradins, selon une composition étagée qui fera retour dans ses œuvres des années 1940. Autre plongée dans la modernité, et autre façon de se retirer du monde tout en y étant pleinement impliqué : ses vues intérieures du métro new yorkais, envahies de solitudes, d’attente, de passagers anonymes. Une critique en règle de l’individualisme américain. Car au lieu d’humains, nous avons affaire à des apparences schématiques, spectrales, sans visages définis : de simples petits bâtonnets terrés dans l’underground, immobiles, fusionnant avec le lieu et ses poutres (Untitled [subway], 1937).

Viennent ensuite les figures monstrueuses du début des années quarante inspirées du théâtre antique. Tenant tout à la fois du totem, de la statuaire et de la frise, elles revêtent un statut composite et condensent souvent trois ou quatre têtes de face et de profil, dans un improbable mélange de Janus et de déconstructions cubistes. Y prédominent des compositions stratifiées, étagées : les figures sont scindées en deux ou trois parties plus ou moins autonomes entre elles, traitées chacune différemment. Lorsque Rothko attaque ces figures chimériques, il entame la rédaction de The Artist’s Reality, où il fait part de son désir de formuler un mythe pour son époque qui aurait une valeur « communautaire ». Ce qu’il fait à travers ses figures convoquant à chaque fois le mythe antique (Antigone, 1939), mais aussi, plus marginalement, des épisodes empruntés au judaïsme (Rites of Lilith, 1945) et au christianisme (Gethsemane, 1944). Ce besoin de fédérer autour des mythes, de les actualiser et d’en créer de nouveaux vient sans doute en réaction à l’effondrement du monde que l’on observe sur le Vieux continent. Puis Rothko abandonnera la figure humaine (« C’est avec la plus grande réticence que j’ai découvert que la figure humaine ne convenait pas à mes besoins. Quiconque l’employait, la mutilait », constate-t-il).

La dernière partie du parcours est dédiée à ses « multiformes », qui ouvrent la période la plus connue de l’œuvre de Rothko. Le format de ses toiles s’agrandit alors, afin d’accroître l’effet de présence des couleurs sur le spectateur ; la signature de Rothko disparaît elle-aussi, tandis que ses toiles sont délivrées de tout encadrement, donnant un caractère infini à sa peinture. Ne nous y trompons pas cependant : derrière l’apparente sérénité de ses couleurs en suspension sourd une violence qu’il a connue très tôt en Russie, confronté aux pogroms. À une riche collectionneuse venue lui demander des tableaux aux couleurs plus « festives », Rothko répondit que le rose, le rouge, l’orange et le jaune étaient les couleurs de l’enfer… L’artiste a toujours refusé d’être vu comme un « coloriste » et voulait plutôt élever la peinture « au même degré d’intensité que la musique et la poésie ». Culture et barbarie, violence et spiritualité : étrange dialectique constitutive de la civilisation occidentale.

Mark Rothko est à voir à la Fondation Vuitton à Paris, jusqu’au 2 avril 2024

Loïc Millot
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