Alberto Giacometti, sur ses vieux jours, se plaignait souvent de la tête. Cette tête qui le hanta toute sa vie, n’est autre que la Tête, siège du regard et de l’Humanité, pierre de touche de toute son œuvre. En se questionnant sur le lieu de la recherche artistique, l’historien de l’art pense donc immédiatement à l’atelier d’artiste, où se jouent tant de quêtes existentielles qui construisent notre connaissance du monde et de l’humain par le sensible. Mais s’il y a une filiation naturelle entre la démarche artistique et la recherche, c’est une nouvelle parenté avec la recherche scientifique qui se dessine depuis les années 1960, même si la recherche artistique s’en distingue par ses moyens de production, de documentation et de diffusion. Dans l’ouvrage collectif Le chercheur et ses doubles (2016) les auteurs interrogent la nature problématique du savoir produit par les artistes et rappellent que « échappant ou résistant aux présupposés de cohérence et de démonstrativité des disciplines, [les recherches artistiques] ne remplissent pas les prérequis scientifiques et n’obéissent pas à des lois de construction systémiques ». Caractérisée par sa pluridisciplinarité et sa liberté méthodologique, la recherche artistique semble à première vue mal s’adapter au cadre académique. Or c’est bien des universités qu’a émané, dans les années 1960, la figure de l’artiste-chercheur, notamment aux États-Unis, les premiers à encourager politiquement les collaborations entre scientifiques et chercheurs et à valoriser les groupes artistiques de recherches. Le livre de Sandra Delacourt, L’artiste-chercheur, revient sur cet academic turn, qui a soudainement concédé aux artistes la légitimité intellectuelle qui leur avait été si longtemps refusée, et en montre les fondements idéologiques, politiques et épistémologiques. Nous y reviendrons.
Considérant l’histoire de l’art sur une échelle un peu plus longue que le 21e siècle, il faut nous rappeler que nombre d’artistes du 19e siècle ont construit leur œuvre en lutte contre ce que l’on appelait alors l’académisme, s’opposant à la fois à une forme de conservatisme et à un entre-soi sclérosant. Dans cette perspective, l’union de l’artiste et des lieux de recherche tient donc, à première vue, du mariage de la carpe et du lapin.
Pourtant, dans le sillage des États-Unis, l’Europe a vite compris qu’en institutionnalisant la figure de l’artiste-chercheur, elle s’inscrivait dans un processus de légitimation de sa scène artistique à même de faire face aux enjeux de concurrence nés de la mondialisation. Un mouvement de convergence des universités vers les écoles d’art a donc été amorcé, sur fond de ce que l’on a appelé « le processus de Bologne » qui visait l’harmonisation des diplômes à l’échelle européenne. Au début des années 2000, on ne comptait plus les partenariats entre écoles supérieures d’art et laboratoires scientifiques. En 2012, le ministère de la Culture français a publié un fascicule présentant « une sélection » de cursus croisés où pas moins d’une centaine de diplômes orientés Art et Recherche étaient présentés, allant du laboratoire Art contemporain et temps de l’histoire de l’ENSBA Lyon (dans lequel a étudié l’artiste luxembourgeois Yann Annicchiarico) en partenariat avec l’École des Hautes études en sciences sociales de Paris (EHESS), à l’Atelier de recherche sonore A.R.S. de l’ESAL à Metz, en partenariat avec des universités et écoles d’ingénieurs., en passant par le post-diplôme en design culinaire de l’ESAD de Reims qui ne présente pas moins de sept partenariats avec des universités.
Plus de dix ans après, le paysage européen de la recherche artistique s’est largement complexifié, élargi et les frontières entre art et recherche sont de plus en plus ténues, à la fois en termes de lieux de recherche et de lieux de diffusion. Le modèle des académies post-diplôme néerlandais parmi lesquelles on compte certains laboratoires prestigieux, comme la Van Eyck Academie ou la Rijksakademie, offrent toutes des collaborations avec les universités voisines dans des disciplines aussi variées que la biologie, les sciences politiques ou l’agronomie. Ces succès montrent à la fois une évolution des pratiques artistiques, mais elles témoignent aussi d’un changement dans les postures artistiques et les attentes politiques et institutionnelles à l’égard des artistes.
En dehors des universités, d’autres institutions se partagent, en Europe, des missions liées à la création artistique du savoir. Il s’agit des institutions culturelles que sont les musées et les centres d’art. Selon Dominique Poulot (Patrimoine et musées, l’Institution de la culture, 2020), le monde des musées et celui de la recherche académique renvoient à des types de savoirs différents : « Après le musée temple et le musée forum, un musée université et centre de recherches émerge au sein de la société de la connaissance ». Il rappelle la création du Getty research institute, fondé en 1985 en marge du musée du même nom, et du Clark Institute, deux think tanks d’histoire de l’art très influents dans le monde de la recherche. Outre ces deux structures très intégrées aux universités et au monde entrepreneurial, dans le monde anglo-saxon et pour l’art contemporain, la Tate modern a développé sa section de recherche dont la note d’intention précise les missions : « La recherche nous aide à encourager l’acquisition de nouvelles connaissances, à résoudre des problèmes pratiques, à développer de nouveaux outils pour la pratique artistique et nous permet de contribuer à des débats plus larges. » Le Musée national d’art moderne de Paris a, quant à lui, mis en place des Moocs fondés sur ses collections et conçu un programme de recherche Art et Mondialisation. Catherine Grenier, qui a piloté ce programme, plaidait, dès 2013 (La fin des musées ?, 2013) pour le développement d’une culture de la recherche au sein des musées, main dans la main avec des universités, des réseaux de musées, dans un cadre pluridisciplinaire et transnational. Elle considérait à l’époque la recherche comme un pivot central dans la réinvention des musées et voyait dans ces institutions de service public un maillon essentiel dans l’élaboration, et surtout la diffusion des savoirs artistiques. Dix ans plus tard, cette mission demeure d’actualité, elle semble même innerver l’ensemble des pratiques et fonctions du musée, les processus de fabrication des savoirs ayant opéré un glissement du résultat (l’œuvre) au processus de création. Leur mission de service public consiste en outre à mettre en perspective et à rendre intelligible ces recherches contemporaines.
Outre les universités, écoles, musées et centres d’art d’autres acteurs décisifs entrent en jeu à la fois dans l’élaboration et la diffusion de la recherche : les revues et plateformes en ligne, les réseaux de recherche sont devenus non seulement des lieux d’élaboration et de diffusion des savoirs, mais aussi des pôles d’influence et de rayonnement. Disons-le sans détour, cette question des lieux de recherche artistique et de diffusion est cruciale au Luxembourg. Le paysage institutionnel s’étant renforcé et étoffé, la recherche artistique s’y développe et s’y diffuse, notamment en dehors des frontières. Le Casino Display, nouvel acteur arrivé sur cet échiquier, offre des dispositifs de création intégrés à des laboratoires de recherche (universités et académies post-diplômes). Dans cette constellation, quelques maillons manquent encore à la scène artistique afin de révéler tout le potentiel de ses acteurs, mais la prise de conscience active de nouvelles énergies et laisse entrevoir des perspectives encourageantes.