Sous nos latitudes, si l’on excepte les personnes ayant passé une partie de leur vie dans certains pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine, ceux qui ont vécu en période d’inflation ne sont plus très jeunes. Il faut remonter aux Trente Glorieuses et à la hausse des prix qui avait accompagné leur croissance concomitante. Avait suivi un ralentissement dans les années 75 à 85 (stagflation). Puis on a même craint une déflation dans la période qui a suivi. Les personnes de plus de cinquante ans ayant commencé leur vie adulte au début des années 90 n’ont connu, en dehors de quelques poussées de fièvre comme en 2008, qu’une période de très faible croissance des prix. La nouvelle ère qui s’ouvre va les obliger à prendre d’autres habitudes, car l’inflation est partie pour durer.
L’alerte remonte à 2021. Dans la zone euro, les prix ont connu l’année dernière, une hausse de cinq pour cent, contre un pour cent par an en moyenne entre 2013 et 2019 selon Eurostat. Aux États-Unis, elle a atteint sept pour cent, son plus haut niveau depuis 1982. Le début de l’année 2022 a vu les choses encore s’aggraver. En rythme annuel, le taux d’inflation en zone euro a été estimé à 8,1 pour cent en mai, soit quatre fois plus qu’en mai 2021, rattrapant ainsi la hausse connue aux États-Unis (8,3 pour cent en avril). Six des 19 pays de la zone euro affichent une hausse annuelle supérieure à dix pour cent (Pays-Bas, Grèce, Slovaquie, ainsi que les trois États baltes, avec vingt pour cent en Estonie). La Belgique est tout près avec 9,9 pour cent tandis que de grandes économies sont au-dessus de la moyenne, comme l’Allemagne (8,7 pour cent) et l’Espagne (8,5 pour cent). C’est un retour au début des années 80, juste après le second choc pétrolier. Au plan mondial on est passé de 3,7 pour cent en mars 2021 à 9,2 un an plus tard, soit une multiplication par 2,5 !
Cela dit la plupart des experts considèrent qu’à moins d’une nouvelle grave crise géopolitique ou sanitaire, certains aspects conjoncturels, liés notamment à l’énergie et aux matières premières, vont finir par s’estomper. Cependant, « l’inflation sous-jacente » va demeurer à un niveau élevé, car des facteurs structurels, comme le coût de la transition énergétique, les relocalisations industrielles, ou dans l’UE la réforme de la politique agricole continueront de pousser les prix vers le haut. Il faudra probablement s’habituer à vivre désormais avec une hausse de quatre à cinq pour cent par an, soit deux à trois fois plus que les taux qui prévalaient dans la décennie 2010. Une perspective a priori peu engageante, mais les plus âgés (en dehors de la nostalgie d’un temps où ils étaient jeunes) ne gardent pas un si mauvais souvenir des quatre décennies d’inflation d’après la Seconde Guerre Mondiale.
Si l’inflation est habituellement associée à la croissance c’est qu’elle est favorable à l’investissement et à la consommation. Du côté des ménages, comme l’évolution des salaires épouse peu ou prou celle des prix, les mensualités de remboursement des emprunts immobiliers à taux fixe représentent une part de moins en moins lourde dans les budgets, ce qui favorise l’accession à la propriété même avec des taux nominaux élevés. Les entreprises ont aussi avantage à s’endetter, et pour les mêmes raisons, car leur chiffre d’affaires augmente globalement au même rythme que le niveau général des prix alors que leurs charges de remboursement restent fixes. L’inflation favorise aussi la consommation. Pour se prémunir contre la hausse des prix à venir, les ménages ont tendance à anticiper leurs achats. Or l’augmentation de la demande, dopée par le crédit (grâce à des taux réels modestes) face à une offre inélastique, alimente elle-même l’inflation. Ce sont les fameuses « prophéties autoréalisatrices » théorisées par le sociologue américain Robert Merton.
Mais une hausse des prix élevée, telle qu’on peut la connaître au printemps 2022, conduit aussi les ménages à restructurer leur consommation pour tenter de payer moins cher leur panier habituel de biens et de services. C’est « l’achat malin » qui permet d’échapper à la hausse sans avoir à réduire sa consommation en volume. Ce n’est pas un hasard si les années 50 à 80 ont vu émerger le concept d’enseignes « low-cost », d’abord dans la distribution avant de s’étendre au transport, à la restauration, à l’hôtellerie et même aux services financiers. Il y a gros à parier que le low-cost, qui était devenu un peu ringard dans certains secteurs, retrouve des couleurs dans les années à venir. Pour mieux maîtriser leurs achats, les ménages du XXIe siècle peuvent aussi bénéficier d’outils inconnus de leurs prédécesseurs, à savoir les comparateurs de prix en temps réel qui couvrent tous les domaines de la consommation.
Selon Jérôme Fourquet, un spécialiste français des sondages d’opinion, l’évolution sociale se traduit par une forte augmentation des « dépenses contraintes » (logement, transport, téléphonie) dont la hausse des prix renforce le sentiment d’une forte érosion du pouvoir d’achat. À un certain moment, le niveau de l’inflation finit par déclencher des revendications salariales, qui peuvent être élevées dans les secteurs déjà confrontés à une pénurie de main-d’œuvre. La satisfaction de ces exigences se traduit par une hausse des salaires qui, d’une part va alimenter la demande globale, d’autre part va accroître le niveau des coûts des entreprises tentées de les répercuter sur les prix. Un cercle vicieux est dès lors enclenché. Pour de nombreux experts la course entre les prix et les salaires est le principal facteur de « pérennisation » de l’inflation.
Dans de nombreux pays (comme au Luxembourg) est apparue à l’époque des Trente Glorieuses une formule appelée « échelle mobile des salaires » qui consiste à indexer automatiquement, parfois plusieurs fois par an, la hausse des salaires sur celle des prix. En France, elle a fini par être supprimée en 1982 (par un gouvernement de gauche) après trente ans d’existence. Cette décision radicale a joué un rôle déterminant dans l’éradication de l’inflation dans ce pays, car on considérait que l’échelle mobile entretenait voire accélérait la hausse des prix par le biais des anticipations des ménages. Pourtant son retour est aujourd’hui réclamé par de nombreux syndicats et partis de gauche. En matière d’épargne les effets de l’inflation sont contrastés.
Elle est incontestablement défavorable à l’épargne liquide. Même si elle est placée sur des comptes ou des livrets rémunérés, son rendement nominal est généralement inférieur au taux d’inflation, de sorte que son rendement réel est négatif. Ce qui signifie que le pouvoir d’achat du capital est lentement mais sûrement grignoté. Du coup, ceux qui cherchent à faire mieux fructifier leur argent doivent chercher d’autres solutions comme l’investissement sur les marchés financiers, ce qui réjouit les autorités monétaires toujours soucieuses de voir l’épargne des ménages canalisée vers le financement de « l’économie réelle ». Dans les années 60 à 80, cette stratégie était difficile à mettre en œuvre avec des marchés financiers étroits et cloisonnés et une gamme réduite de supports. Elle est beaucoup plus simple à appliquer aujourd’hui, même avec des montants modestes, grâce aux innovations financières et technologiques. Mais elle comporte aussi des risques plus élevés, comme on le voit avec les cryptomonnaies.
Effets sociaux
Pour Jérôme Fourquet, « l’inflation fracture encore plus notre société » par les frustrations qu’elle génère. Selon lui, la hausse régulière du niveau de vie des ménages a eu pour conséquence que « le panier moyen de biens et services considéré comme nécessaire pour accéder à un niveau de vie jugé décent comprend de plus en plus d’éléments. De nouveaux besoins, considérés comme indispensables (téléphone, informatique) ont élevé le seuil d’accès à la classe moyenne. La société est devenue plus consumériste. Faire partie de ceux qui peuvent se payer de la marque est désormais un but en soi. Ceux qui ne peuvent pas y accéder ont alors le sentiment d’être des citoyens de seconde zone » (Challenges du 7 avril). Une situation que connaissent en priorité ceux qui n’ont pas un « pouvoir de négociation » assez élevé pour que leurs revenus suivent au minimum l’évolution des prix, comme les travailleurs précaires et les retraités. L’économiste français Jacques Attali reconnaît que dans les années 70 l’inflation a été plutôt indolore pour une majorité de gens car « tout était indexé, on ne voyait rien ». Néanmoins il estime que « l’inflation est un impôt sur les plus pauvres qui n’ont pas les moyens d’emprunter et dont le peu d’épargne est spolié ».
Effets psychologiques
On appelle « illusion monétaire » (le terme est attribué à Keynes) le fait pour une personne de se focaliser sur l’augmentation de son revenu nominal, sans avoir conscience qu’elle est en réalité grignotée voire annulée par l’inflation. Dans une interview au quotidien français L’Opinion en janvier 2022, un important responsable syndical français se montre quelque peu nostalgique de la forte inflation des années 70. Selon lui, les salariés ne succombaient pas à l’illusion monétaire mais appréciaient bien tout de même de voir leur salaire nominal augmenter régulièrement. « Ce qui était important psychologiquement pour les salariés, c’est que le chiffre en bas à droite de la fiche de paie augmente régulièrement, qu’il soit revalorisé de dix à quatorze pour cent par an. Ce n’était pas une hausse du pouvoir d’achat mais un maintien : la hausse de salaire gommait simplement l’inflation. Mais psychologiquement quand le salaire net augmente régulièrement, on est dans une autre dynamique que s’il est stable ou s’il baisse ».