Le 27 février l’Allemagne a pris une décision qualifiée d’historique par les médias, en se fixant l’objectif de consacrer au moins deux pour cent de son PIB au budget de la défense et en créant un fonds doté de cent milliards d’euros pour moderniser son armée. En réalité seule la création du fonds a été une surprise. La rapidité de l’annonce, survenue à peine trois jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, donne à penser que le projet était déjà « dans les tuyaux ». Pour le reste il ne s’agissait que de la confirmation d’un engagement pris par les pays membres de l’Otan dès septembre 2014, lors de leur sommet au Pays de Galles, de dépenser deux pour cent de leur PIB à l’horizon 2024 au titre de la défense. La date n’est pas anodine. L’annexion de la Crimée par la Russie en février 2014 et les positions agressives prises par ses dirigeants augmentaient la probabilité d’un conflit proche de l’Europe ou en son cœur même tandis qu’au niveau mondial le nombre de guerres locales ne cessait de progresser : il a d’ailleurs doublé entre 2010 et 2017 passant de 80 à 160.
Face à cela les pays de l’Otan et notamment les membres européens de l’organisation ont pris conscience de l’importance de leurs sous-investissements dans la défense, qui remonte à la fin de la Guerre Groide, il y a déjà trente ans. La réduction des budgets militaires s’est traduite par la diminution drastique des équipements et, faute d’une maintenance suffisante, par un très faible taux de disponibilité. En France, entre 1991 et 2021 le nombre de chars de bataille est passé de 1 349 à 222 (soit une division par six). Il n’y a plus que 254 avions de combat contre 686 (division par 2,7) et les grands bâtiments de la marine de guerre sont deux fois moins nombreux (19 contre 37). Bien que depuis juin 2021 le taux de disponibilité des équipements relève du secret-défense, on sait par exemple qu’en 2020 seulement trente à quarante pour cent des hélicoptères étaient opérationnels pour participer à un éventuel conflit.
En 2019, une « loi de programmation militaire » a été votée pour définir un objectif budgétaire à l’horizon 2025. Les dépenses devraient passer de 1,8 pour cent du PIB en 2018 à deux pour cent en 2025, mais le chiffre inclut les pensions de retraite versées aux anciens militaires, de sorte qu’en soustrayant ce montant on l’objectif n’est plus que de 1,65 pour cent en 2025, contre 1,44 pour cent en 2018. Ce mode de calcul s’applique aussi dans les autres pays de sorte que l’effort réel à accomplir est moins important qu’il n’y paraît. En 2014, les pays de l’Otan s’étaient aussi promis de consacrer vingt pour cent de leur effort à l’investissement dans des équipements militaires de pointe tels que drones, robots, armes électroniques ou tenues de protection. C’est ce que veut faire l’Allemagne en se dotant prochainement d’un système de protection antimissiles identique au « Dôme de fer » utilisé en Israël. C’est d’ailleurs le système israélien Arrow 3, développé en partenariat avec Boeing, qui sera adopté d’ici 2025 pour un coût d’environ deux milliards d’euros. Comme par ailleurs l’Allemagne souhaite acquérir 35 avions F-35 américains, la question se pose de savoir comment seront satisfaites les commandes militaires qui seront passées par les pays européens.
La plupart d’entre eux n’ont pas d’industrie militaire, et ne fabriquent pas d’armes lourdes, même si pour des raisons historiques des pays comme la Belgique (Fabrique Nationale Herstal, 270 millions d’euros de chiffre d’affaires) ou la République tchèque (société CZ, 160 millions d’euros) possèdent des manufactures d’armes légères anciennes et réputées. Ils doivent importer leurs équipements. Selon le dernier rapport du Stockholm International Peace Research Institute (Sipri) qui étudie le marché mondial de l’armement, l’Europe est la région du monde qui a le plus augmenté ses importations d’armes sur la période 2017-2021, avec une hausse de 19 pour cent par rapport à la moyenne des quatre années précédentes (2012-2016) dans un contexte de diminution des échanges d’armes « majeures » au niveau mondial (- 4,6 pour cent). La manne européenne profite principalement aux États-Unis. Les cinq premières entreprises mondiales pour le chiffre d’affaires tiré de la défense sont toutes américaines. Mais les entreprises européennes sont loin d’être à la traîne et devraient bénéficier du réarmement sur le Vieux Continent, mais aussi dans d’autres pays du monde dépourvus d’industries militaires.
Créée en 1999 et héritière d’entreprises très connues de la défense et de l’aéronautique, la britannique BAE Systems est la septième entreprise mondiale et la première européenne de ce secteur avec un chiffre d’affaires d’environ 26 milliards de dollars, dont 91 pour cent est issu de la défense. Elle fabrique des avions, des chars et des navires. À la treizième place mondiale on trouve l’italienne Leonardo (Finmeccanica jusqu’en 2016) avec un chiffre d’affaires de 13,4 milliards d’euros en 2020, dont les deux tiers de matériel militaire. Ses 50 000 salariés fabriquent des hélicoptères, des avions, des missiles, des torpilles, des obus, des véhicules blindés, des satellites et de l’électronique de défense. Mais parmi les pays européens c’est surtout à la France que la situation devrait profiter.
La France a vu ses exportations d’armes bondir de 59 pour cent entre 2017 et 2021, devenant ainsi, avec une part de marché de onze pour cent, le troisième exportateur mondial d’armement derrière les États-Unis (39 pour cent) et la Russie (19 pour cent) mais devant la Chine (cinq pour cent). La France pèse plus lourd que le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie réunis. Elle doit cette place à un « complexe militaro-industriel » constitué dans les années 1960 et représenté aujourd’hui par cinq groupes spécialisés (Thales, Safran, Naval Group, Dassault et Nexter, fabricant du char Leclerc) dont le chiffre d’affaires cumulé, supérieur à 22 milliards de dollars, vient à 98 pour cent des commandes de matériel de défense. Pour faire bonne mesure, il faut y ajouter le Commissariat à l’Énergie atomique (CEA, 2,3 milliards de dollars de chiffre d’affaires) qui possède une « Direction des applications militaires » et surtout Airbus. Ce groupe ne réalise que 27 pour cent de son activité avec les équipements militaires (avions, hélicoptères, drones, missiles, satellites et lanceurs) mais cela représente tout de même douze milliards de dollars de chiffre d’affaires, ce qui fait d’Airbus la douzième entreprise mondiale pour l’activité liée à la défense. Selon le Sipri, si les Français ont décroché des grosses commandes, c’est aussi grâce à une politique plus favorable aux transferts de technologies que ses principaux concurrents.
Le doublement du poids de la France dans le commerce mondial du matériel militaire, est principalement dû aux ventes d’avions Rafale, fabriqués par Dassault Aviation : les achats de l’Égypte, du Qatar et de l’Inde ont représenté à eux seuls plus de la moitié des exportations d’armes françaises depuis cinq ans. Mais la France attend aussi beaucoup de ses voisins. Selon une étude du cabinet Astarès, si les autres pays de l’Union européenne portaient leurs dépenses militaires à deux pour cent du PIB (contre 1,5 pour cent actuellement), « il en résulterait pour l’économie française la création de 60 000 emplois, 7,2 milliards d’euros d’exportations supplémentaires et plus de 1,6 milliard d’euros de recettes sociales et fiscales sur une durée de quatre ans ».
L’exemple des choix récents faits par l’Allemagne montre toutefois que la solidarité européenne est mise à mal. Selon le Sipri, il faut garder à l’esprit « la spécificité des achats militaires, qui peut être guidée par des considérations plus géopolitiques qu’économiques, par exemple des achats américains pour s’attirer la protection de Washington ». Les Français sont très remontés contre leurs voisins germaniques car en plus du manque à gagner subi par leur industrie, ils jugent que « les investissements dans l’armement prévus par Berlin vont augmenter les difficultés dans l’interopérabilité avec les systèmes français », ce qui compromet l’efficacité de la défense des deux pays, mais aussi de l’Europe entière en cas de conflit majeur. Une opinion partagée par l’ancien secrétaire général de l’OTAN Javier Solana.
Une stratégie plus pertinente serait la mutualisation de moyens au niveau européen, comme l’illustre le cas de MBDA. Cette société créée en 2001 et qui a réalisé 3,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2020 présente la particularité d’être une filiale commune d’Airbus (37,5 pour cent du capital), de BAE Systems (37,5 pour cent) et de Leonardo (25 pour cent). Occupant 12 000 salariés en France, en Italie, en Allemagne, en Espagne, au Royaume-Uni et même aux États-Unis, elle est le leader européen de la conception de missiles et de systèmes anti-missiles, et occupe la deuxième place mondiale derrière la division dédiée de l’américain Raytheon.
Ailleurs dans le monde
Selon le Sipri, l’Inde et l’Arabie saoudite se partagent la première place mondiale des achats d’armes, avec onze pour cent chacune, devant l’Égypte (5,7 pour cent), l’Australie et la Chine (4,8 pour cent). En raisonnant par grandes régions, c’est l’Asie-Océanie qui est restée la principale zone d’importation lors des cinq dernières années car elle abrite six des dix plus grands importateurs (Inde, Australie, Chine, Corée du Sud, Pakistan et Japon) représentant 43 pour cent des ventes totales. « Les tensions entre la Chine et plusieurs pays d’Asie et d’Océanie sont le moteur principal des importations dans la région » indique le SIPRI qui note que si les montants ont globalement décliné de 5 pour cent ils ont beaucoup augmenté en Asie de l’Est (+20 pour cent) et en Océanie (+59 pour cent). Le Moyen-Orient est toujours le deuxième marché avec 32 pour cent des importations mondiales, en faible progression de trois pour cent, surtout du fait des dépenses du Qatar face aux tensions avec ses voisins du Golfe. Les Amériques (centrale et du sud) et l’Afrique ont vu leurs parts décliner fortement, tombant à environ six pour cent respectivement.
Les grands producteurs d’armes
En 2021 dans le palmarès des cent premières entreprises du monde pour leur « chiffre d’affaires militaire » on trouvait cinquante sociétés américaines. Elles étaient huit dans le Top 20, six dans le Top 10 et occupaient les cinq premières places. Il s’agit de Lockheed Martin, de Raytheon, de Boeing, de Northrop Grumman et de General Dynamic. Leur chiffre d’affaires cumulé s’établissait à quelque 262 milliards de dollars dont 200 (soit environ les trois-quarts) dû à des commandes militaires. L’autre pays bien représenté dans le Top 20 est la Chine avec sept sociétés totalisant près de 96 milliards de dollars de C.A. militaire.