Dans la sphère de niche qui abrite les lectures publiques de textes, au Luxembourg, Word In Progress, fait office de lieu à part. Il est un endroit affranchi et de tous les possibles textuels. Un monde où il fait bon entendre le roman, la nouvelle, la poésie, le théâtre, le mot lu du brouillon à la scène, sans mise à l’épreuve de la sobriété, dans une gaieté qui dézingue les clichés de l’auteur intello binoclard, qui écrit pour soigner sa frigidité sociale. Pour cette édition d’avril 2022, la Kulturfabrik invite, Éric Pessan, Sedef Ecer et Fabio Godinho à lire devant une assistance hétéroclite, attentive et active, l’ex-directeur des lieux, Serge Basso de March, officiant en tant que « bourreau » des teneurs phrasières, avec la bienveillance d’un saint, celui des mots encore tordus, décousus, hésitants… Dans le bon sens de la marche de ces textes encore en chantier, balancés par la salive d’auteurs tous nus face à ces « versions béta » de leur histoire attendant une suite, voire une fin.
Pessan commence. Et dans un silence de salle sifflant l’acouphène, le voilà lancer le poing pour en sortir son pouce : « premier texte ». Il en donnera quatre comme ça, lisant le pied au plancher, un drôle de déhancher accompagnant son récit. Dans une rythmique de lecture sonnant forcément une singularité à ces textes, on entend là comme une course poursuite de description d’instants vécus, ou en tout cas, entendus quelque part. Rapidement une musique formée par la mélodie de son écriture nous habite. Pessan explique être allé au contact de jeunes adultes impliqués dans des combats politiques, et à entendre ses phrases, c’est très immersif. Ce qui bloque un peu, c’est une forme de bien pensance qui se loge dans cette écriture narrative, trop intrusive. L’auteur revendique une envie de positivisme, qui sera remise en branle ensuite dans une seconde phase où, « ça va saigner », dit-il. Éric Pessan fait matière à fiction de ces jeunes politisés, et n’hésite pas les formules moralistes, du type « quand on se laisse guider par la volonté de convaincre on perd ». Il invite à questionner l’implication des adolescents en politique par le biais de textes forts de palpable avec notre époque, nos contextes de vie. Évidemment Besos y prend un bourre pif, Amazon dans la ligne de mire d’un auteur désabusé par le regard que la majorité des gens d’une autre génération que la sienne peut porter sur la success story du mégalomane. Ces voix qui s’élèvent dans ses textes sont autant de celles qui seraient les détracteurs des nouvelles figures pop. Pourtant, s’il a plus d’une quinzaine de jolis personnages actuellement dans les pattes, Pessan veut faire de cette chorale une seule voix, et surtout ne pas s’employer à s’inventer l’adolescent qu’il tend à raconter, « je ne veux pas écrire en costume », conclura-t-il sa présentation.
Où est ce qu’on regarde quand quelqu’un lit ? Certains ferment les yeux, d’autres regardent par terre ou dans le vague. C’est en fait l’adresse du texte qui commande cela. Et chez Sedef Ecer, qui poursuit le fil de cette soirée WIP, l’adresse est directement dirigée à l’entendant. C’est comme si elle avait recousu son écriture spécialement pour nous ce soir. L’effet est étonnant et à entendre les premières lignes de son nouvel ouvrage Harem Project, on cherche un peu à se faire une place entre la littérature, le côté stand-up de la formulation scénique, et la profonde drôlerie du texte. Après Trésor National publié chez Lattes (2021), encensé par-delà les frontières, Ecer avait essayé de s’extirper un peu de sa Turquie natale pour fondre son prochain récit lors d’un safari en Afrique. Mais comme toujours nos racines nous rattrapent, la voilà se réinviter à Istanbul pour y faire évoluer ses héroïnes modernes. Car si elle annonce ce texte comme le début d’un néo-polar, en citant Umberto Eco qui disait, que « chaque roman est policier », ce qu’on y entend, et qu’elle confirmera, c’est plus assurément – pour l’instant – un texte féministe. Et ça n’aura pas échappé à la salle qui s’invite à questionner sur le sujet pour que Sedef Ecer réponde avec la volonté de narrer la dissonance actuelle entre un féminisme qui sépare les hommes et les femmes, et un autre qui les rassemble, et se veut universel, « porter un short en Turquie c’est aujourd’hui un acte de féminisme. Boire une bière est un acte de provocation ». Alors si Harem Project ou « les femmes du harem », semble s’imposer comme un long périple mental, la sauce mêlant polar-burlesque et féminisme-turque qu’elle nous mijote s’annonce épicée et pétillante, tout ce qu’on aime.
Fabio Godinho ferme la marche non sans une visible anxiété. Le bonhomme est plutôt identifié comme acteur et metteur en scène. Il a choisi de lire cinq courts textes, issus d’un cycle d’une trentaine, écrits par le vif de ses vagabondages. L’écriture de Godinho est un brin « naïve », dans le sens des aspirations d’un Facteur Cheval, voulant « construire » pour raconter sans se soucier des codes. Et c’est bougrement intéressant car c’est du jamais entendu, un inconnu, du neuf, yes ! Il y a dans son écriture une forme de prose très personnelle où les personnages et temporalités se confondent pour s’absorber les unes les autres dans la poésie. À l’écoute, on oscille entre la description poétique du souvenir et la photographie mentale qui se décompose, et reconstruit au fil de la lecture. Car c’est en effet cette écriture qui l’embarque lui-même, comme s’il ne pouvait plus la contrôler, comme si elle prenait possession de son être, « je me demandais comment se sent une fleur pendant la canicule », narre le jeune auteur. Il fait entendre une écriture sur le fil, où l’esprit de l’auteur et du lecteur voyage au grès de narrateurs évanescents qui apparaissent et disparaissent sans rien dire, pour des textes qui à chaque fois s’ouvre vers quelque part. On ne sait pas où. On s’en fout un peu. Fabio Godinho écrit par la couleur des mots, leurs vibrations spirituelles. Aussi, la divulgation de ses écrits au public aura marqué l’annonce de la création de la maison d’édition « Luar Editions », en collaboration avec son frère Marco Godinho et sa femme Keong-A-Song. Une autre famille d’auteurs à suivre de près.