Ce qu’on rapporte de Salzbourg, inévitablement, temps de festival ou non, c’est des oreilles pleines de cloches qui sonnent. Et à tels moments, telle heure pile, ça carillonne de toutes parts, et il en est des églises le long et des deux côtés de la Salzach. Avec d’heureuses coïncidences, comme au moment de l’apparition de la mort sur la scène du Jedermann, de l’estrade devant la cathédrale. Des cloches volant dans leurs tours, des bruits trop sonores cependant pour tenir du glas de la tradition catholique. Le lendemain de la dernière représentation de Jedermann avec Tobias Moretti (qui eut droit à la Festspielnadel mit Rubin), les sonneries furent les mêmes, sortant toutefois d’un vulgaire caisson musique portable, posé devant l’auditoire, ou les spectateurs, d’Everywoman.
Il y a près de deux ans, Milo Rau, l’actuel directeur du NTGent, avait été invité à produire une nouvelle version, réplique contemporaine du remake médiéval de Hofmannsthal. Il avait refusé d’abord, puis réfléchi, et a finalement accepté. « Warum nicht in den Kern der Sache vorstossen? Warum nicht ein ganz kleines, ein ganz intimes Stück entwickeln, das au seiner individuellen Position heraus die alte christliche Frage nach dem ‘richtigen‘ Leben und der Erlösung stellt? » Cela devait se faire au Brésil, le coronavirus l’a voulu autrement.
Une Berlinoise âgée de 70 ans a écrit à Milo Rau et sa comparse (plus que simple comédienne) Ursina Lardi, leur a parlé de son expérience comme figurante dans le passé, du diagnostic d’un cancer du pancréas inopérable au début de l’année. De ce contact, il a résulté un monologue, élargi des fois en dialogue, par l’effet de la vidéo, témoignage d’une fin de vie proche, réflexion sans concession. L’homme dans sa nudité, sans recours aucun. Sur la scène de l’ancien cinéma Republic, devant les murs de briques, la seule Ursina Lardi, un piano où elle dépose des objets de la vie de Helga Bedau (qui a été présente lors de la création), deux grosses pierres, rochers à bouger. Rien de plus, ce n’en est que plus émouvant, avec Lardi se mettant à la fin au piano.
« Gott sieht dich von seinem Thron recht gut », phrase projetée dans Everywoman, mais elle convient mieux au Jedermann, à son contexte, sa lutte finale entre Werke und Glaube d’un côté, Teufel de l’autre. Tobias Moretti est cet homme riche, nouveau riche, et osons l’actualisation, le premier à l’interpeller, c’est le voisin qui a été ruiné dans une affaire immobilière : « War einst dein Nachbar, Haus bei Haus,/ Dann hab ich müssen weichen draus ». Autour, on fait la fête, la Buhlschaft, Caroline Peters, se donne même un petit air à la Marylin Monroe juchée sur un gâteau d’anniversaire géant de couleur rose. On sait, tous l’abandonneront à l’approche de la mort, dans les pas lourds de Peter Lohmeyer. Mais on aura retenu la frénésie joueuse de Moretti, mise à mal dans le très prenant face à face avec sa mère, la sublime Edith Clever. Et il reste bien sûr l’image de Jedermann montant les marches sous l’un des arcs de la cathédrale, la mort, masculine en allemand, l’attendant en haut : « Nun muss ich ins Grab, das ist schwarz wie die Nacht,/ erbarm dich meiner in deiner Allmacht. »
Pour le moment, contentons-nous de longer l’édifice vers le Kapitelplatz, où dans un coin, un peu cachée il est vrai, se trouve une sculpture d’Anna Chromy, intitulée Pietà, mais quasi identique à celle qui à Prague a pour nom Il Commendatore : pas de corps, pas de visage, rien que le vide qui vous dévisage, pris dans un ample vêtement aux plis de bronze. À Prague, bien entendu, la relation à Mozart ne s’impose pas moins qu’à Salzbourg. On arrive à la conclusion, et il n’a pas encore été question du génie du lieu ; on le fera par ce biais, Amadeus auf dem Fahrrad, le livre nouvellement paru de Rolando Villazón, et ce chanteur espiègle s’y avère le meilleur compagnon, le meilleur guide. Bien plus, il permet de laisser la soumission à l’inéluctable, bien que la statue de Chromy ne l’a pas enchanté quand il l’a vue la première fois, elle semblait lui annoncer, à lui qui n’avait pas été accepté à Prague, son échec professionnel, la fin de ses espérances : « Das Antlitz der Statue war das Abbild meines vollendeten Scheiterns ». On sait qu’il n’en a rien été, heureusement, combien Villazón nous ravit à chaque fois. Il fera de même le 23 septembre prochain à la Philharmonie, et son programme a pour titre L’Allegria, menant de Mozart justement à Offenbach, Rossini, voire Stravinsky. Avec lui, ça change, carpe diem VS memento mori, les deux faces indissociables de la vie humaine.