La scène de la Felsenreitschule, manège creusé dans la roche même, aménagé après pour des représentations lyriques et théâtrales, est-il scène de plus grande largeur ? Pas moins d’une quarantaine de mètres, c’est énorme, par rapport à sa profondeur. En comparaison, à Bayreuth, elle ne fait même pas trente mètres de large, 27 exactement, avec une profondeur de 22 auxquels il faut en ajouter treize à l’arrière. On se rend compte de la différence, et de la gageure pour un metteur en scène. D’autant plus avec un opéra qui tient de la triade classique des unités, de lieu, de temps, d’action. Elektra, l’opéra de Strauss, de 1909, c’est un seul acte, à Mycènes, après la guerre de Troie : trois moments dans la journée d’une recluse, avec la vengeance comme seule perspective, face à ses propres démons et au souvenir de son père, et quelques pas de danse esquissés, face à sa sœur Chrysothemis, face à sa mère Klytämnestra, et pour finir, seule action après l’arrivée de son frère Orest, le meurtre de la mère et de son nouvel époux Aegisth (pour venger celui d’Agamemnon).
Il y a donc de l’espace, une chance avec le virus, où il a fallu quand même caser plus de cent Wiener Philharmoniker dans la fosse. Au-dessus, sur la scène, pour les décors, pas de soucis à se faire avec Malgorzata Szczesniak, elle a meublé à ses habitudes. De gauche à droite, un bloc en plexiglas, semble-t-il, éclairé, plongé dans l’obscurité selon les besoins, comme une cage pour cette famille de fauves, et après ça reste ouvert, avec un bassin d’eau et au fond une rangée de douches (les points d’eau ne font jamais défaut chez Szczesniak, et il en faut de ce liquide pour tenter (en vain) d’effacer les souillures de sang. On n’est plus à Mycènes, certes, c’est plutôt moderne, les années cinquante peut-être, peu importe, l’ampleur soulignant la richesse.
Krzysztof Warlikowski, on le sait aussi, on l’a constaté souvent, a comme prédilection d’entrer le plus profondément dans la psyché des personnages, dans les arcanes de leurs relations. Et en plus, la chance (ou le bon choix) lui donne à Salzbourg des cantatrices (c’est un opéra de femmes) qui savent exprimer, par le chant, par le jeu, ce qui les émeut, ce qui les meut dans leur comportement (à lui de révéler par-dessus ce qui leur reste caché à elles-mêmes). Il en a vite profité, pour commencer la représentation en faisant relater à Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra) les antécédents, mais est-ce utile, peu sûr, on ne va pas voir et écouter Elektra en méconnaissance de cause. De même, est-il besoin d’insister aussi fortement sur le traumatisme de la petite Elektra, au risque d’en faire trop, de même à la fin avec des essaims de mouches (de Jupiter, de Sartre, au choix) tourbillonnant sur fond des arcades du manège. Orest, lui, tel un automate, longe les premières rangées de l’assistance, Elektra, elle, a avalé sa quantité de pilules, pas de danse frénétique, rien que des spasmes.
La narration de Klytämnestra, qui plus est de la bouche d’une récitante éperdue, a un gros désavantage, c’est elle qui ouvre l’explosion de violence qu’est cet opéra. Et non pas l’orchestre avec le premier motif qui représente Agamemnon, noyau de l’œuvre où tout est dit, le meurtre, la fureur obsessionnelle de sa fille. Cette musique, c’est du coup de poing, on l’encaisse donc seulement après d’autres, une vague déferlante. Peut-être que Warlikowski et le chef d’orchestre, Franz Welser-Möst (après sa Salomé les deux dernières années) se sont parfaitement accordés sur ce point, des valses brutales, oui, mais pour rester dans les images maritimes, pas de tsunami. On reste Viennois, de toute façon avec la subtile nuancisation, la colorisation délicate des Philharmoniker, côté Berggasse (et l’opéra est contemporain de la période d’expansion de la psychanalyse), des fois aussi côté Kaffeehaus (l’itinéraire de Strauss, après être allé aux limites extrêmes).
Franz Welser-Möst n’est pas chef à lâcher la bride (dans des zones de forte tempête musicale), et les Philharmoniker savent naviguer par les mers les plus houleuses. Au grand bonheur des cantatrices où il a déjà été question de Tanja Ariane Baumgartner qui, dans son face à face avec Elektra, se montre plus vulnérable ; elle endosse la responsabilité, mais paye le prix d’une blessure où Elektra n’a pas de mal à mettre le doigt. Ah ! les deux sœurs, Elektra et Chrysothemis, Ausrine Stundyte et Asmik Grigorian, toutes deux par hasard Lituaniennes ; des sœurs si dissemblables, des cantatrices tout aussi monstrueuses (en l’occurrence un compliment très fort) qu’interprètes captivantes. Chrysothemis, le texte la pousse un peu trop vers un destin de femme traditionnel, Asmik Grigorian est vêtue pour une soirée de disco, et elle fait passer avec justesse son désir, une ferveur qui ne peut que choquer Elektra. Celle-ci, toute à son idée fixe, au regard terrifiant, c’est un comble, elle sera dépossédée de ce qui aurait fait son destin à elle, elle n’aura même pas pu ou su donner sa hache à Orest. Ausrine Stundyte nous attache par le moindre de ses gestes, par sa seule présence ; avec Asmik Grigorian, il y a sur la scène une tension (où bien sûr Warlikowski est pour beaucoup) qui rivalise, non, les deux se rejoignent, se renforcent l’une l’autre, s’exacerbent, tension de l’ample scène du manège et celle surgissant de la fosse.