« An dat ass dann och e Gefill vu grousser Verantwortung awer Chef vun der Regierung a Chef vun all de Leit am Land ze sinn... Okay, wéi méchs de dat elo dass et de Leit alleguerte gutt geet ? », disait Luc Frieden dans une interview diffusée la veille de Noël sur Eldoradio. Le nouveau Premier CSV tente de se positionner dans la longue lignée paternaliste de son parti. En amont des fêtes de fin d’année, il a multiplié les interviews, se désignant tantôt comme « capitaine » (Paperjam), tantôt comme « coach » (Eldoradio) de l’équipe gouvernementale. Dans le traditionnel entretien de Nouvel An de RTL-Télé, Luc Frieden réclame le rôle de « leader » plutôt que de « primus inter pares » (traditionnellement favori par les partenaires junior du CSV). Celui qui, durant la campagne, estimait qu’il fallait parfois « taper du poing sur la table » et faire « acte d’autorité », se compare aujourd’hui à un « directeur général d’une firme » veillant sur ses « chefs de département », c’est-à-dire les ministres. Une analogie que Frieden revendique avec un certain orgueil, au point de l’avancer à deux reprises en une journée (sur RTL-Télé et sur Radio 100,7).
Peut-on diriger un pays comme une entreprise ? Dans la méthode de gestion ce serait même « absolument nécessaire », répond le Premier sur RTL-Télé. En fait, il ne fait que recycler un vieux topos patronal. En 2004, la Chambre de commerce avait intitulé ses recommandations au gouvernement « Entreprise Luxembourg » (titre auquel elle ajoutera « 2.0 », « 3.0 » et « 4.0 » aux trois élections suivantes). Le dialogue et la concertation en tout honneur, mais « à la fin du compte, il faut que quelqu’un décide ; et c’est le gouvernement et c’est son Premier ministre », expliquait Frieden à la mi-décembre à « Mike [Koedinger] » et au public (conquis) du Paperjam + Delano Business Club. S’exprimant aussi comme ministre des Médias, il en reconnaissait les « observations critiques » comme « utiles », puis de préciser : « pour autant qu’elles soient dans des formes acceptables », pour enfin rassurer : « ce qui est toujours le cas chez Paperjam et Delano ».
Des trickle-down economics au technosolutionnisme climatique, en passant par la fidélité atlantiste, son logiciel idéologique n’a guère connu d’update. Dans les interviews, le Premier revient fréquemment à son rapport au temps : « Mäi gréisste Problem ass dee vun der Zäit », admet-il face à Eldoradio. « Et ass mat 300 à l’heure ugaangen. Ech mierken, datt ech muss een anere Rhythmus fannen ». Et de dire son admiration pour Emmanuel Macron, « un homme qui pense très rapidement » (et qui a été le premier à l’inviter après son assermentation). Le déphasage est devenu très vite apparent. L’accord de coalition, que Frieden voulait garder sous scellés, fuita illico et se retrouva sur les sites de Reporter, Radio 100,7 et RTL. En cuisinant une « spaghetti bolo » pour les caméras de RTL, Luc Frieden (portant un pantalon kaki et un polo Ralph Lauren, son uniforme de campagne) admettait son malaise face à l’instantané des réseaux sociaux. « Dorunner muss een sech gewinnen, mee dat geet awer », assurera-t-il dans son interview télévisée du Nouvel An. À cause d’une intervention chirurgicale, bénigne et ambulatoire, sur le nez du Premier, l’entretien était enregistré deux bonnes semaines avant sa diffusion.
De cette longue interview d’une heure 32 minutes, ce sont surtout les « petites phrases » sur le dérèglement climatique qui auront marqué. « De Kampf géint de Klimawandel ass souwisou ee Projet, dee méi à moyen et à long terme ass, an dat anert si kuerzfristeg Besoinen, déi ons Gesellschaft huet », explique Luc Frieden. La journaliste Caroline Mart demande si l’accélération du réchauffement ne le préoccupe pas. Il serait « méi positiv », répond le Premier ministre. « Méi entspaant ? », veut savoir journaliste. « Jo, entspaant… Entspaant ass vläit lo ze vill relax. […] Jidderee weess a wéi eng Richtung et muss goen… An iwwert d’Vitesse dohinner soll een dat e bëssi manner verkrampft kucken. »
Entre « Kapitalstock » et « Konjunkturprogramm », on cherche en vain le mot « Klima » dans l’index qui clôt Europa 5.0, le manifeste néolibéral signé en 2016 par Luc Frieden. Le terme apparaît une première fois à la page 51 : « technologiefeindliches Klima » ; puis à la page 236 : « Geschäftsklima ». À la page 243 enfin, un court paragraphe est dédié au changement climatique. Il commence par : « Auch wenn die Vorhersagen zum Klimawandel mit Unsicherheit behaftet sind […] ». La solution au dérèglement climatique ? « Fortschrittliche Technologien ». Huit ans plus tard, Luc Frieden reste droit dans ses baskets (blanches). « Ech gleewen un den technologesche Fortschrëtt », répète-t-il sur RTL-Télé. Il dit également croire dans l’intelligence des gens, « a sécherlech vun de Lëtzebuerger » : « Ech mengen, datt d’Leit jo net domm sinn. D’Leit hunn net gären, datt een hinne seet, wéi se ze liewen hunn, ob se sollen de Fliger huelen oder net, ob se solle mam Zuch fueren oder net », expliquait-il sur Radio 100,7 à la mi-décembre. Cinq mois plus tôt, Luc Frieden racontait sur le podcast Gëlle Fro que pendant ses deux années à Londres, il prenait fréquemment l’avion pour passer le week-end avec sa famille au Luxembourg. « C’est à une heure. Je connais par cœur chaque coin de l’aéroport de Londres-City. Dat ass kee Problem. »
Pendant la campagne 2023, Frieden a fait du populisme anti-vert son fonds de commerce. Il visait juste. Si la coalition libérale a sauté, c’est à cause de son maillon faible, Déi Gréng, et de son implosion électorale. Contrairement aux apparences (créées par les sondages), le CSV n’a pas gagné les élections. Il s’est consolidé, et ceci à un niveau historiquement bas. Cela n’empêche pas Luc Frieden de revendiquer un fort mandat électoral : « Hei ware Walen an dësem Land ! », s’est-il exclamé sur RTL-Télé pour justifier l’introduction de la comparution immédiate et du « Platzverweis ». « Les partis qui ont gagné les élections ont l’intention de faire ce qu’ils ont dit », proclame-t-il dans les colonnes de Paperjam.
Dans un monde qui se disloque, Luc Frieden se présente comme garant du statu quo, c’est-à-dire du lifestyle de la classe moyenne luxembourgeoise. L’adaptation partielle du barème d’imposition à l’inflation avait été actée par le gouvernement précédent ; Frieden et Roth l’ont poussée 1,5 tranche plus loin, la célébrant comme manifestation du « méi Netto vum Brutto ». « Il y a, là encore, un aspect psychologique : permettre aux gens de mieux vivre et d’utiliser cet argent pour consommer », expliquait le Premier à Paperjam, ajoutant que « les classes moyennes, c’est la quasi-totalité de la population ». (En oubliant que sur les 300 000 ménages résidents, un tiers vit avec un revenu imposable de moins de 2 500 euros par mois.) Dans le Wort, Frieden promettait début décembre que la « sélectivité sociale » n’allait être appliquée qu’aux nouvelles aides et prestations ; « bestehende Maßnahmen stellen wir aber nicht infrage ». L’austérité, c’était l’ancien Luc, promet le nouveau Luc.
Le nouveau Premier reste par contre fidèle à l’atlantisme qui a toujours constitué un de ses traits politiques. Dans les années 2000, le ministre de la Justice Frieden affichait ainsi sa proximité avec son homologue ultra-conservateur John Ashcroft. En 2006, il estimait ainsi dans le Wort que la relation avec Washington serait « exemplaire » : « Dass die Politik der Bush-Regierung neue Brandherde legte, glaubt der Minister nicht. » Lors du Neijoerschinterview, Luc Frieden est questionné sur le pilonnage de Gaza par l’armée israélienne. Le Premier s’aligne sur la position du président américain Joe Biden : « Ech verbidde mir total ze jugéieren, wéini ee muss ophale mat reagéieren oder net ». Certes, les cessez-feu seraient « toujours utiles ». Mais Israël serait « déi eenzeg Demokratie do an der Regioun », même s’il aurait « eng speziell Regierung ». En tout cas, et ce ne serait pas à lui de dire quand la riposte militaire devrait s’arrêter. En adoptant une vision campiste, Frieden construit des « parallèles dans la réflexion intellectuelle » entre l’Ukraine et Israël (« les attaqués ») d’un côté, et la Russie et Gaza de l’autre.
Luc Frieden garde l’habitus du premier de classe, toujours soucieux de l’étiquette et du protocole. Il a ainsi abandonné le titre de « ministre d’État » pour ne pas créer de confusion lors de ses déplacements officiels (et ne pas porter ombrage au chef d’État, le Grand-Duc). Son assermentation comme Premier ministre au Palais, c’est un vieux rêve qui, enfin, se réalise. « Du gees net an d’Regierung, just fir een décken Auto mat Chauffer ze hunn », expliquait-il sur le podcast Gëlle Fro. Puis de préciser : « Deen hat ech schonn eng Kéier… Deen hat ech och op der Bank iwwregens, wéi ech Präsident wor. » Interrogé sur les raisons du succès, il répondait: « Ech mengen, datt ee muss éischtens mol gutt Genen hu wann een ufänkt. Wéi een doheem ënnerstëtzt gëtt, spillt schonn eng ganz grouss Roll. Meng Mamm huet mech ëmmer e bëssi gestriizt an der Schoul. Dat huet mech heiansdo e bëssi emmerdéiert, mee dofir konnt ech dono op flott Schoule goen […] ».
« Den neie Luc muss sech réischt weisen », blaguait Frieden sur Gëlle Fro en juillet. « Ich weiß bis heute nicht richtig, wer ihn erfunden hat », dira-t-il au Télécran en décembre. Souvent raillée, la formule aura été efficace. La boîte de com’ hambourgeoise Guru y est sans doute pour quelque chose. Depuis 2022, elle conseille le CSV dans la redéfinition de son image de marque, accompagnant le parti des communales jusqu’aux européennes, en passant par les législatives. (Parmi ses clients, Guru compte également le CDU ainsi que les grandes fédérations patronales allemandes.) Sur son site, la firme présente l’éventail de ses services en « strategisch kommunikative Einflussnahme auf politische Prozesse » : « Auf die Story kommt es an. […] Dabei zählen dieselben Mechanismen, wie in der Unterhaltungsindustrie. Die Menschen wollen nicht belehrt, sie wollen unterhalten werden. »
Dès 2022, le CSV et Guru voulaient mettre en vitrine une équipe de jeunes, soudés autour d’un politicien expérimenté. À l’époque, peu se doutaient que Frieden allait se retrouver au centre de ce portrait de groupe. Pour les législatives, les communicants venus de Hambourg insistaient sur la simplicité. Le parti devrait se concentrer sur une poignée de messages centraux. Plutôt que d’évoquer un « plan » vaseux (comme l’avait fait Claude Wiseler), Frieden repassera ad nauseam les mêmes éléments de langage. Le « nouveau Luc » commence également à utiliser fréquemment l’adjectif « cool » : « Ech hunn zwee Joer zu London geschafft, dat war mega cool » (Gëlle Fro) ; « meng Kanner hu gesot, [ech wär] méi cool, méi relax » (Eldoradio).
Après son assermentation, le nouveau Premier eut droit à une home story doucereuse dans le Wort (dont il avait présidé la maison d’édition), en compagnie de son épouse, Marjolijne Droogleever Fortuyn, qui lui atteste d’être « eine ganz sensible Person ». Certaines phrases du portrait semblent directement issues de Gala: « Die Erinnerungen zaubern ihm sogar ein Lächeln ins Gesicht ». Comme dans d’autres interviews, Luc Frieden y parle beaucoup de ses enfants, Philippe et Anouk : « Ich will mich auch in Zukunft regelmäßig mit ihnen beraten, denn sie sind beide am Anfang ihres Berufslebens und haben eine ganz andere Perspektive ». Le fils travaille à Paris chez Baker McKenzie, la fille à Munich chez McKinsey & Company. Comme leur père, ils sont passés par Cambridge, respectivement Harvard.
Les deux prédécesseurs de Frieden au ministère d’État savaient jouer sur le registre des émotions. Par moments, ils réussissaient même à s’émouvoir aux larmes par leurs propres discours. Jean-Claude Juncker cultive une fausse dialectique et un vrai sens de l’humeur. Xavier Bettel maîtrise très mal les dossiers, mais très bien les relations interpersonnelles. Déguisé en nouveau Luc le temps d’une campagne, le vieux Frieden, rigide et malhabile, risquera de rapidement resurgir. Chassez le naturel…