Ce mercredi à 19 heures 20, des applaudissements rythmés jaillissent de la salle de réunion au siège des scouts à Cents. On entend même le bruit de pieds tapant sur le sol. Alors que Luc Frieden attend dans une salle adjacente, 77 notables du CSV viennent d’avaliser sa Spëtzekandidatur aux législatives. (Elle devra être formalisée au congrès national du 25 mars.) Le candidat aurait été désigné à l’unanimité par un vote à main levée, dira le parti, les deux abstentions n’ayant pas été comptabilisées. On vient chercher l’éternel dauphin dans sa salle d’attente. Luc Frieden entre dans le vaste hall pour se faire fêter par le Conseil national. Celui-ci, stipulent les statuts du parti, se compose des députés, des présidents de sous-organisations, d’un représentant des conseillers d’État « proches du CSV », ainsi que, « gegebenenfalls », des membres du gouvernement. C’est ce « cas échéant » qu’on demande à Luc Frieden d’assurer. Sa mission, c’est le retour au gouvernement, par tous les moyens nécessaires.
Dans le huis-clos du Conseil national, Marc Spautz et Paul Galles ont interrogé l’ancien ministre des Finances sur l’index, le salaire minimum et la politique climatique. Luc Frieden, qui remettra sa démission comme président de la Chambre de commerce le lendemain, a tenté de rassurer. Il suivrait le programme du CSV sur les questions sociales et environnementales. Vers l’extérieur, il se présente comme « capitaine et entraîneur d’une équipe ». Il partirait d’ailleurs à la rencontre « des gens », afin de mieux comprendre leurs « inquiétudes ». Quelques minutes plus tard, face aux caméras de RTL-Télé, il souligne l’importance de l’État social qu’il voudrait « fort », mais dont il donne une définition assez paternaliste : « Wou no deene Léit gekuckt gëtt, déi Suergen hunn ». La politique environnementale, il la fait précéder par l’adjectif « raisonnable ». Luc Frieden tente de faire un update de son logiciel discursif, mais il y a des bugs récurrents. Dans l’interview-fleuve qu’il a accordé à Paperjam, le terme « climat » n’apparaît pas une seule fois.
Les temps sont difficiles, mais n’ayez pas peur : Luc Frieden est de retour. Les éléments de langage sont calibrés à la lettre : Un candidat « expérimenté », « compétent », capable de « nous guider à travers les crises ». Luc Frieden répète ad nauseam que le CSV serait « eng Vollekspartei an der Mëtten vun der Gesellschaft ». En réalité, le parti poursuit une stratégie de consolidation. Après avoir fait le deuil de son hégémonie, le CSV tente de se recomposer autour de son noyau dur. À sa base conservatrice qui demande la stabilité et la sécurité, elle fait une offre : un autorité entourée de l’aura de la « Wirtschaftskompetenz ». La candidature Frieden arrêtera-t-elle l’érosion électorale ? Peut-être. Du moins à en juger par la section des commentaires, relativement positifs, sur Rtl.lu. Convaincra-t-elle au-delà de ces milieux acquis ? Probablement pas. « Je veux avoir plus de voix que le deuxième parti », dit Luc Frieden. Alors que la dernière « Sonndesfro » donne le CSV à quinze sièges, le LSAP à treize, le DP à douze et les Verts à huit, cet objectif électoral semble modeste, mais réaliste.
Mais ces questions stratégiques auront peut-être moins pesé qu’une autre, beaucoup plus prosaïque : Qui d’autre ? Chargés de sonder les candidats potentiels, les deux présidents du CSV, Claude Wiseler et Elisabeth Margue, auront vite fait le tour. Ils ont fait face à l’horreur du vide. Gilles Roth ? Il aurait d’abord fallu l’imposer contre Marc Spautz qui, dit-on, ne le porte guère dans son cœur. Le député-maire aurait ensuite dû troquer la mairie de Mamer contre l’espoir d’entrer au gouvernement en octobre. (Selon Reporter, une des conditions posées était que le Spëtzekandidat ne devait pas se présenter aux communales.) En 2019 déjà, Roth avait hésité trop longtemps. Il ne s’était finalement pas porté candidat à la présidence du CSV, laissant Frank Engel et Serge Wilmes s’entredéchirer. Martine Hansen ? La co-présidente de la fraction ne s’est jamais remise de sa guerre civile contre son Némésis Frank Engel. D’ailleurs, aux Minetter et aux Stater, elle risquait de paraître trop country. Marc Spautz ? Le concerné s’est exprimé lui-même ce jeudi sur RTL-Radio : « Ech sinn Gewerkschaftler, ech sinn Handwierker vu Beruff, an ob dat déi richteg Qualifikatioune si fir Staatsminister… » Claude Wiseler lui-même ? Il ne se sentait aucune envie de repartir au casse-pipe.
Wiseler et Margue auraient pu prendre le risque du renouveau et opter pour Christophe Hansen. L’eurodéputé n’aurait probablement pas remporté les législatives de 2023, mais peut-être celles de 2028. Or, il a irrité les milieux catholiques. En novembre, Hansen a publié une tribune libre dans le Wort intitulée : « Jeder soll über seinen eigenen Körper bestimmen dürfen ». En novembre, les lecteurs de l’ancien quotidien de l’archevêché pouvaient y lire : « Wir müssen aktiv handeln und Gesetze schaffen, die das Recht auf Abtreibung, die freie Entscheidung über den eigenen Körper und die sexuelle Freiheit für immer schützen. »
Tétanisés par les derniers sondages, Wiseler et Margue finirent, quelques jours avant Noel, par approcher Luc Frieden. « Les autres candidats nous ont demandé de sonder Luc Frieden », tel est le message officiel distillé ce mercredi par Wiseler. « Si si mech froe komm », dit l’intéressé le lendemain sur la Radio 100,7. Sans surprise, il se déclara prêt. Cela faisait longtemps que Luc Frieden (qui aura 60 ans en septembre) attendait cette proposition. En 1993, le diplômé de Harvard et de Cambridge avait rencontré Lydie Polfer pour sonder ses opportunités de carrière au sein du DP. Il finira par suivre l’offre de Jean-Claude Juncker qui en fera son ministre de la Justice et du Budget, puis de la Défense et des Finances. Trente ans plus tard, Frieden tient enfin sa chance pour accéder au trône.
Il a derrière lui une longue succession de frustrations politiques. En 2008, il se voyait prendre la relève de Jean-Claude Juncker, pressenti pour la présidence du Conseil européen. Or, la candidature du Luxembourgeois fut bloquée par Sarkozy et Blair, Juncker resta au pays, Frieden aux Finances, et l’atmosphère commença lentement à s’envenimer. En 2013, le ministre des Finances perdit près de la moitié de ses suffrages nominatifs (passés de 31 672 à 17 612), tandis que Xavier Bettel en engrangeait 24 742. (« On peut considérer le verre à moitié vide ou à moitié plein, mais à chaque fois, j’étais le premier élu de mon parti dans le Centre ! », s’exclame Luc Frieden face au Land.) En 2018, il se voyait commissaire européen à Bruxelles, mais le CSV subit un autre naufrage électoral. Sa carrière politique serait derrière lui, il ne se représenterait plus aux élections, jurait-il en 2019, après son élection à la présidence de la Chambre de Commerce. Mais son ambition ne pouvait longtemps se contenter de ce rôle, largement honorifique, de « Grand-Duc du patronat ».
Frieden jure qu’il restera, cette fois-ci, fidèle au CSV, dans les bons et les mauvais moments. En cas de défaite, il accepterait de siéger dans l’opposition et d’y « rester cinq ans ». À l’entendre aujourd’hui, sa désertion en 2014 vers Londres prend des allures de midlife crisis : « La dernière fois, j’avais besoin de faire le plein d’énergie et d’air nouveau. Je devais déployer une nouvelle facette dans ma vie. Dofir sinn ech e bëssi fortgaangen. » À l’époque, ses motifs sonnaient plus prosaïques : « Die Rolle als Oppositionspolitiker passt weniger zu meinen Charaktereigenschaften », déclara-t-il au Wort en juillet 2014. Cinq ans plus tard, il réitèra cet argumentaire sur Radio 100,7 : Il ne se serait senti aucune envie « d’être assis du matin au soir » sur les bancs de l’opposition « en tirant une mine grognon ».
Elisabeth Margue, une proche de Frieden, a tenté ce mercredi de donner un nouveau spin à cet épisode qui a laissé un goût amer auprès de la base. « Le fait qu’il a brièvement quitté la politique en 2014 est pour nous une force, dit-elle. Un regard extérieur nous fera beaucoup avancer en ce moment. » L’intéressé a embrayé, en disant que ses expériences « an Betriber heiheem an am Ausland » (en fait auprès de deux banques et d’un cabinet d’affaires) l’auraient « préparé à ce grand devoir ». Face à Radio 100,7, il assure ce jeudi : « Och ech hunn evoluéiert an deene Joren ». Il n’aurait pas « circulé tous les jours dans le microcosme de la politique ». Une autre manière de décrire le monnayage de son carnet d’adresses à la Deutsche Bank et le retour d’ascenseur qatari à la BIL. Le futur Spëtzekandidat annonce démissionner de tous ses mandats : « Je vivrai quelques mois de mon livret d’épargne et de la gentillesse de mon épouse ». Il abandonnera donc les présidences de la BIL et de la Chambre de commerce, et prendra un « congé sabbatique » chez Elvinger Hoss & Prussen, dont il est un des associés.
En 2016, alors qu’il était encore « vice-chairman » de la Deutsche Bank Londres, Luc Frieden, publiait Europa 5.0, un pamphlet néolibéral énonçant un « modèle d’affaires » pour l’UE. Il continue de s’y référer régulièrement. Comme en mai dernier, lorsqu’il profita d’une conférence de presse avec le ministre de l’Économie, Franz Fayot (LSAP), pour tacler celui-ci sur ses idées de « human rights due diligence ». La mondialisation libérale conduirait à plus de « stabilité » et de « prospérité », disserta Frieden dans sa fonction de président de la Chambre de commerce. Ce serait un modèle « où chacun gagne ». Une apologie quelque peu anachronique du « Wandel durch Handel », faisant abstraction des durcissements autoritaires en Chine et en Russie.
Entre « Kapitalstock » et « Konjunkturprogramme », on cherche en vain le mot « Klima » dans l’index qui clôt Europa 5.0. Le terme apparaît une première fois à la page 51 : « technologiefeindliches Klima » ; puis à la page 236 : « Geschäftsklima ». À la page 243 enfin, un court paragraphe dédié au changement climatique. Il commence par : « Auch wenn die Vorhersagen zum Klimawandel mit Unsicherheit behaftet sind […] ». La solution au dérèglement climatique aux yeux de Frieden ? « Fortschrittliche Technologien » et « menschliches Know-how ». On n’en apprendra guère plus. Cet optimisme technologique transparaît également dans un court passage fustigeant les « Fehlprognosen » du rapport The Limits of Growth, publié par le Club of Rome en 1972. « Die Experten hatten sich bei der Bedeutung des technischen Fortschritts, bei Energieeffizienz und Explorationstechnologien hoffnungslos verschätzt. »
Le président du CSJ, Alexandre Donnersbach, ramait ce lundi sur Radio 100,7 pour certifier la crédibilité climatique du candidat : « Ech weess dass hien op deenen do Froen och… wéi soll ech soën… ganz engagéiert ass an sech Suerge mécht em d’Zukunft, a do wëll upaken. » Interrogé par le Land, Luc Frieden estime que la question serait « plus importante aujourd’hui qu’il y a quelques années » ; la croissance devrait être « durable et inclusive ». Il faudrait « encourager » les entreprises et les gens, dit-il ce mercredi au Land… « op eng net ideologesch Art a Weis », complètera-t-il le lendemain matin sur Radio 100,7. Claude Wiseler avait loupé le rendez-vous historique avec les Verts en 2018. Par la suite, le parti s’était efforcé de gagner en crédibilité sur les questions environnementales. Le retour de Frieden semble sonner la fin de ce début de verdissement. Le poster boy climatique du CSV, Paul Galles, paraît plus isolé que jamais.
Alors qu’une majorité du parti est galvanisée par la réapparition d’un homme providentiel, une minorité non négligeable du CSV est sous le choc. Pour la frange Caritas et l’aile syndicaliste, Frieden reste l’homme des banques, des expulsions et de l’austérité. Alors que le CSV espère gagner des voix sur le DP dans le Centre, il risquera d’en perdre au profit du LSAP dans le Sud. Une brèche s’ouvre pour le parti. Qui pour la colmater ? Marc Spautz, l’homme du Minett, ou Gilles Roth, l’homme du Speckgürtel ? La désignation de la tête de liste de la « circo » pourrait se muter en prochaine bataille interne. Spautz s’est positionné dès ce jeudi sur RTL-Radio. Le CSV serait « quelque chose comme un avion » qui aurait besoin d’une aile libérale et d’une aile sociale. Il faudrait désormais que la seconde soit renforcée, tant par le programme que par les personnes qui peuvent l’incarner. Suivez mon regard…
La candidature polarise. Luc Frieden est un « household name » et une surface de projection : L’homme « au cœur de pierre » en 1999, l’homme de la « lex Greenpeace » en 2003, l’homme de l’austérité en 2010, l’homme des Qataris en 2011, l’homme qui aurait préféré bâcler l’enquête « Bommeleeër » en 2013, l’homme qui s’est enfui à Londres en 2014. Ce mercredi soir, RTL-Télé a fait un résumé du CV du candidat. Les téléspectateurs voyaient défiler des images d’archive : Le témoignage d’un écolier racontant l’expulsion de son camarade de classe, Fernand Etgen critiquant le deal Cargolux, un extrait du discours Félix Braz lors du vote de défiance à la Chambre. Même si le reportage lui certifiait d’être « een capable Krisemanager », l’ensemble était du plus mauvais effet. On passa ensuite au Cents pour une interview en direct avec Luc Frieden, affublé d’un col roulé noir.
Le lendemain matin, le Wort énuméra sur deux pages la longue liste des casseroles du « Heilsbringer der CSV ». Le quotidien, racheté par Mediahuis en 2020, rappelait notamment le passage de Frieden à la présidence du groupe Saint-Paul : « Er geriet in die Kritik, weil er versuchte, Einfluss auf die redaktionelle Ausrichtung der Zeitung zu nehmen ». Décidément, les temps de la presse amie sont révolus. Frieden passera les prochaines semaines à justifier son bilan. Sa ligne de défense est toute prête : « Ech si keen Mënsch, deen an der Vergaangenheet lieft. Ech liewen 2023, net 2013 », dit-il au Land. Sur Radio 100,7, il se montre plus boudeur : « Ech sinn der Meenung, dass all déi Léit, déi dat dote schreiwen, mech net kennen an déi Dossieren net kennen. » Frieden préfère parler du Pacs et de la double nationalité, introduits sous son mandat. Mais au cœur du récit se trouve le sauvetage héroïque des banques en 2008 : « C’est moi qui ai fait en sorte… avec d’autres… que des milliers de livrets d’épargne à la Dexia et la Fortis ont été sauvés ».
Le CSV présente Frieden comme un manager de crises. Son héritage rue de la Congrégation s’est pourtant révélé une bombe à retardement. Celle-ci a explosé en novembre 2014 avec l’affaire « Luxleaks », faisant apparaître le Luxembourg comme « failed state » aux yeux du monde entier. Dès 2010, les Big Four avaient pourtant fait campagne auprès du ministère des Finances pour que la pratique des rulings soit basée sur une loi. Luc Frieden préféra ne pas y toucher, même après son passage peu glorieux sur France 2, au cours duquel il devenait apparent qu’il y avait un leak dans la fabrique à rulings. Alors que le crépuscule tombait sur le secret bancaire, il fit hâtivement concocter de nouveaux produits opaques, que ce soit la fondation patrimoniale ou le Freeport : Le premier ne survécut pas au stade de projet de loi, le second est à l’agonie depuis son ouverture.
Frieden ne regrette rien. Interrogé en mai 2019 par Paperjam si cela ne le gênait pas d’être présenté comme « le dernier parangon de l’opacité au Luxembourg », l’ex-ministre se disait « fier » d’avoir pu « développer un système qui protège et respecte les données privées et qui a rendu le Luxembourg compétitif et attractif ». Depuis sa retraite politique, Luc Frieden a plusieurs fois tenté de synthétiser sa pensée politique. En décembre 2013, à trois jours de son départ de la rue de la Congrégation, il disserta devant les notables de l’Institut grand-ducal sur « l’importance du courage politique » : « Pour défendre la place financière, il faut parfois défendre des points de vue contraires à l’opinion majoritaire, fortement influencée par certains médias ». Deux ans plus tard, il exhorta les jeunes juristes à la Arendt Young Leaders Conference à « ne jamais oublier de dissocier la perception du grand public de celle de la communauté d’affaires. » Et de rappeler que « le premier ensemble importe moins que le second. » Une doctrine qu’on pourrait qualifier de post-démocratique.
Il n’y a pas si longtemps, le CSV avait déjà tenté de recycler une ancienne éminence politique. En 1999, le Stater CSV présenta Jacques Santer comme tête de liste aux communales. En interne, on voyait l’ex-ministre d’État comme le sauveur, seul capable de conquérir le Knuedler. À peine six mois après son naufrage à Bruxelles, Santer se vit infliger une nouvelle humiliation : Il ne rassembla que 7 981 voix, contre 14 602 pour Paul Helminger. Claude Wiseler était à l’époque secrétaire général du CSV.