Musique classique

Ménage à trois

d'Lëtzebuerger Land vom 24.02.2023

« Il est souvent plus facile de diriger tout un programme moderne qu’une symphonie de Haydn,  » expliquait le chef allemand Wilhelm Furtwängler. C’est vrai, pour peu qu’on veuille vraiment la jouer avec tout son mordant. À l’évidence, Christoph König l’a compris, en concluant la soirée du 20 février par la théâtrale Symphonie n° 59, dite le Feu (sans doute, parce qu’elle fait la part belle aux cuivres), du compositeur des Esterhazy. Patience de tortue, mais vivacité de lièvre, le chef allemand, à la tête d’un effectif réduit des Soliste européens, Luxembourg (SEL) (en conformité avec celui dont Haydn disposait à Eisenstadt), ménage le fragile équilibre entre vents et cordes, préserve la transparence des plans harmoniques, tandis que la virtuosité de chaque instrumentiste aiguise la netteté des traits, la vigueur des accents. Qui plus est, le chef rend justice au génie d’inventivité de Haydn, à son tempérament à la fois classique et non-conventionnel, grave et fantasque, à son humour aussi savoureux qu’imprévisible. Ce Haydn semble nous dire, à l’instar de Voltaire : « J’ai décidé d’être heureux, parce que c’est bon pour la santé ».

Ceci dit, le maestro fit précéder cette péroraison exquise de trois pages, dont les deux premières, dédiées par Bach au violon, constituèrent à coup sûr l’attrait essentiel de ce concert. Or, question Concertos pour violon, on aurait pu s’attendre à ce que Frank Peter Zimmermann nous gratifie des célèbres BWV 1041 et 1042. Et voilà que, belle surprise, le natif de Duisbourg opta pour les BWV 1053R et BWV 1055R, deux pages qui n’encombrent guère les salles de concert, mais qui, manifestement, gagnent à être mieux connues. Deux partitions dont, par ailleurs, on ne peut pas dire avec certitude pour quel instrument soliste elles furent écrites. Faisant partie de ces musiciens rares qui jouent avec la même aisance les diableries de Paganini, les caresses subtiles des Sonates de Mozart et les pages pour violon du Cantor de Leipzig, Zimmermann y déploie une musicalité éblouissante, qui tient au lumineux Stradivarius qui lui a été prêté (le « Hilton »). Il brille surtout par un jeu d’archet magnifique, une technique transcendante de la main gauche, laquelle n’exclut pas une vision intériorisée, toujours habitée par l’inspiration, comme l’illustre encore mieux le bis du même compositeur, donné, lui, en solo.

Quant à l’orchestre, dirigé avec précision par le violoniste, le temps que König troque la baguette pour le clavecin, il laisse entendre tous les détails et nuances des deux concertos. L’archet de l’un (fort des données de l’approche « historiquement informée » qu’il a intégrées avec intelligence à son jeu) et l’accompagnement de l’autre sont animés d’une dynamique qui confère à leur dialogue un enthousiasme optimiste des plus enivrants.

À cette soirée exceptionnelle, il fallait un incipit exceptionnel : ce fut La Nuit transfigurée. Composée en 1899, cette première grande œuvre d’Arnold Schönberg deviendra, malgré l’accueil houleux du public lors de sa création en 1902, une de ses plus célèbres et sans doute la plus universellement aimée. Ambitionnant de réconcilier Brahms et Wagner (jugés à l’époque irrémédiablement antinomiques), cette œuvre est le fait d’un pionnier s’inscrivant dans la Vienne d’entre deux siècles. Écrite à l’origine pour sextuor à cordes, richement orchestrée par la suite, elle suscite des tensions harmoniques qui ont de quoi effrayer plus d’un chef. Car, quand bien même on ne saurait qualifier La Nuit de dangereusement révolutionnaire ou de délibérément provocatrice, la partition s’inscrivant encore dans la période « tonale » du musicien, l’élimination, ou presque, de toute référence à l’accord parfait ainsi que l’instabilité tonale montrent que la pensée du compositeur y amorce de radicales transgressions.

Si König et les SEL en offrent une lecture remarquable de densité, d’engagement, de violence concertée des contrastes, il n’en demeure pas moins que la beauté sonore, la finesse « chambriste » des phrasés et surtout la mise en relief des couleurs ne sont pas toujours au rendez-vous. C’est sur ce tout dernier point qu’il y aurait sans doute le plus à redire. Car Schönberg n’est pas un « musicien de tableau noir », comme aimait à persifler mal à propos un Jean Cocteau. Non, l’auteur du Pierrot lunaire est un musicien de tableau coloré ! Un maître de la couleur, laquelle, protestait Schönberg, « ne résulte pas de la variété des instruments choisis », mais « de la façon dont on les utilise ».

José Voss
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