Musique classique

Récital de haut vol

d'Lëtzebuerger Land vom 23.12.2022

« La musique n’est pas un métier, c’est la vie, tout simplement ! L’interprétation, ce n’est pas le travail de dix minutes, de dix jours ou d’un mois, c’est le produit de toute une vie. » Ainsi parle l’un des plus grands pianiste de notre temps, Grigory Sokolov. Ce pianiste hors norme ne dort pas plus de trois heures par nuit et passe le plus clair de son temps à réfléchir et à s’intéresser à tout de manière quasi compulsive. Il est passé maître dans l’art de faire les choses différemment et de les faire excellemment. Dimanche dernier, il faisait halte à la Philharmonie, avec un récital conçu comme une promenade en deux parties, de quoi varier les atmosphères pour ensuite prendre plaisir au jeu de leur confrontation.

Le surdoué de Saint-Pétersbourg est un artiste aussi rare qu’exigeant, aussi altier que probe, aussi ennemi du marketing que maladivement discret, et qui, depuis 2010, préfère le récital au concerto, le recueillement d’une salle (qu’il souhaite plongée dans l’obscurité) à la démonstration pyrotechnique qui soulève les foules. L’homme qui entre en scène a l’air renfrogné. Tout juste l’esquisse d’un sourire en direction du public qu’il salue à peine avant de s’asseoir à son instrument de travail et de commencer aussitôt à jouer. Visage fermé, tout à sa concentration, manifestement ailleurs, juché sur un tabouret monté très haut, il a beau surplomber le piano de sa prestance colossale : il paraît totalement absorbé de l’intérieur, habité par la grâce surnaturelle des « moments musicaux » qu’il s’apprête à distiller. Et lorsqu’il commence à jouer (pour lui seul, dirait-on), il n’y a plus ni public, ni salle, ni lumière, juste la musique.

Et pourtant, dès les premières mesures de Ground in Gamut d’Henry Purcell, le charme opère. De l’ensemble disparate des huit miniatures pianistiques de l’héritier des Virginalistes qui suivront se détachent les Suites n° 2, 4 et 7. Le prélude de la Deuxième, une merveilleuse Allemande lente, l’un des plus touchants morceaux du clavier de Purcell, est une pièce très noble, dont l’écriture serrée est digne de Bach. Un brin heurtée mais belle, la Quatrième s’achève par une très étrange Sarabande, instable et par moments dissonante. Quant à la Septième, elle séduit, entre autres, par de délicieux anapestes du Hornpipe. Enfin, parmi les transcriptions, on notera l’intéressante Chaconne en sol mineur, tirée de Timon d’Athènes.

Place, après la pause, à deux œuvres plus connues, quoique la première, les grandioses Variations Eroica op. 35 de Beethoven, soit, hélas, encore passablement méconnue, même si le public philharmonique fut manifestement enchanté par leur souffle épique et l’extraordinaire richesse des développements, lesquels débouchent sur la petite merveille contrapuntique qu’est le Finale alla Fuga. L’occasion rêvée pour « Grigory-le-Grand » de faire admirer, en plus de son goût typiquement russe des contrastes, des extrêmes, des oppositions parfois violentes, sa technique d’acier ainsi que son abattage sur scène qui ferait se lever un paralytique.

Puissance, autorité, le Russe sait où il va. Et il faut s’accrocher pour le suivre, tant, sous ses doigts pyrotechniques, les traits fusent avec un panache éclatant, tant il réinvente la musique au fur et à mesure, déployant une palette de timbres d’une profusion éblouissante, de l’impalpable au cri. Paupières closes, conjuguant l’aristocratie d’une technique phénoménale et une rhétorique allurée qui, tout en respirant avec une expressivité exquisément chantante, se refuse à tout effet de manche au profit d’une intensité profondément vécue, le fascinant magicien de l’Est emporte l’adhésion, même des plus récalcitrants.

Mais voilà qu’un chef-d’œuvre en cache un autre, mieux encore, qu’un bonheur n’arrive jamais seul ! Point d’orgue de ce récital, l’interprétation des nostalgiques Trois Intermezzi op. 117 de Brahms (que Claude Rostand qualifiait de « paysages d’automne ») s’élève, en effet, au même niveau d’excellence. Or, ce qui n’est pas le moins stupéfiant dans le jeu du virtuose russe, c’est l’économie de moyens interprétatifs que permet son ahurissante technique. Ceci posé, ce qui force le plus l’admiration, c’est l’art accompli, la méticulosité d’alchimiste avec lesquels il distille les émotions, jusqu’à obtenir un élixir des plus enivrants. Après ce moment de bonheur musical rarissime, on n’a pas trop envie d’en rajouter. On se contentera d’observer que la tristesse résignée dont sont empreints les Intermezzi, ultima verba de Brahms au piano, fit luire quelques larmes dans les yeux de certains auditeurs.

José Voss
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