Le 4 février, Sir Antonio Pappano, à la tête de l’Orchestre de l’Académie nationale de Sainte Cécile, et avec le concours d’une valeur sûre du piano, a relevé un défi qui n’est pas à la portée du premier venu : réussir à faire le grand écart entre inspirations venues de l’Est, du Sud et du Nord.
La soirée démarre sur les chapeaux de roue, avec la Symphonie classique de Serge Prokofiev. De cet habile pastiche néo-classique, pétri du plus pur esprit haydnien (preuve que l’on peut être à la pointe du modernisme et rendre hommage à la rigueur et au sens de la forme des classiques), le maestro Pappano, italien de culture, anglo-saxon de formation, nous offre, à la barre d’une des plus anciennes institutions musicales (plus de quatre siècles d’histoire), une lecture électrisante, d’un foisonnement expressif typiquement méridional par son exubérance même. En cette époque d’homogénéisation tous azimuts et de perfection souvent froide, la phalange romaine affiche une personnalité du son précieuse, qui se caractérise par la richesse et la chaleur des couleurs ainsi que par le panache du jeu individuel. Or, cette fibre plutôt latine se conjugue avec une recherche de la rigueur et une exigence du travail d’équipe qui ne sont pas vraiment des vertus transalpines. Architecture classique, clarté tonale, cohérence globale, tout concourt à faire revivre l’esprit du classicisme viennois. Cela dit, la vitalité ébouriffante de l’Allegro, l’effervescence coruscante du Finale de même que certaines audaces harmoniques portent la signature d’un compositeur du vingtième siècle, en l’occurrence, Prokofiev.
La suite du programme appartient au redoutable Concerto en sol, œuvre solaire, légère, écrite dans le style et l’esprit des concertos de Mozart, mais dont la gaîté de façade cache par moments, comme chez le Wunderkind, une réelle mélancolie. Avec une ardeur que l’on a quelque mal à imaginer chez un artiste du grand Nord, Víkingur Olafsson se jette dans le feu ravélien. Dès l’entame du combat épique qu’est l’Allegramento initial, la magie agit, et ce, jusqu’à la péroraison fortissimo de tout l’orchestre. Chez l’Islandais, que la presse anglo-saxonne qualifie de « nouvelle superstar des pianistes classiques », tout, en effet, n’est que vitesse, éclat, virtuosité débridée, rafale de notes, joie pure du rythme, spontanéité, mais sans outrance. Le trentenaire s’y montre tour à tour souple, percussif, félin, fougueux, rêveur et fantaisiste. Quant à la virtuosité de l’orchestre, taillé à la mesure d’un effectif réduit, elle met à rude épreuve les instrumentistes, notamment les vents et les cuivres, tandis que du chef elle exige qu’il trouve le juste équilibre entre les pupitres – tâche ô combien difficile (en ce que l’effervescence et les accents dynamiques ne doivent pas verser dans le débraillé), mais dont Sir Pappano s’acquitte avec brio.
Passée la « tornade Víking », qui s’est prolongée, en guise de bis, par une pièce toute en finesse signée Bartok, c’est dans un tout autre monde que nous transporte la Symphonie n° 5 de Jean Sibelius, la figure emblématique de la musique nordique. Dans ce chef-d’œuvre que d’aucuns ont qualifié de « tempête sous un crâne », le barde finlandais brosse une fresque impressionnante, balayée par un aquilon âpre mais tonifiant, à la faveur d’un itinéraire extraordinaire où, nonobstant tous les détours et chemins de traverse, la musique se fraie un passage avec une énergie puissante, dont le développement à la manière d’un work in progress prend des proportions proprement cosmiques.
Dès le premier mouvement, tout se passe effectivement comme si la musique s’inventait elle-même à mesure qu’elle progresse. Soutenu par les cordes pizzicato, le thème de l’Andante est la grâce même. Après cette idylle champêtre, le Finale, mené à coup de tempi décapants, de rythmes redondants jusqu’à l’entêtement et de formidables montées en puissance, clame, avec une solennité peu commune, le célèbre thème du « vol de cygnes », mélodie hymnique, enflant d’une seule coulée, telle une crue ou grande poussée organique, à laquelle le compositeur décide de mettre brutalement fin, en martelant six accords finaux, entrecoupés, in fine, de silences abrupts - procédé inouï, sans précédent ni postérité.
Sachant en rendre l’ambiguïté de l’inspiration en même temps que le paradoxal mais souverain équilibre, Pappano ose des tempi inhabituellement larges, histoire de souligner la veine héroïque de cette symphonie à la fois rude et chantante. Restituée à ce niveau d’intensité, la symphonie préférée du maître tranche sur le tout-venant. Et si l’exécution n’est pas toujours parfaite dans le détail, elle est suffisamment loyale pour coller à la vérité musicale de l’œuvre.