Musique classique

Quel talent !

d'Lëtzebuerger Land vom 25.11.2022

Christian Thielemann souffrant, c’est Tugan Sokhiev qui l’a remplacé au pied levé, et la Cinquième de Bruckner, chère au chef allemand, a cédé la place à deux chefs-d’œuvre immarcescibles du grand répertoire. Gageons que les mélomanes, venus, le 18 novembre, en grand nombre à la Philharmonie, n’ont pas perdu au change.

Les grandes légendes de l’archet s’enracinent toujours dans d’étonnantes histoires de précocité. Prenez l’Allemande Julia Fischer : ce bout de gamine a longtemps défrayé la chronique en se produisant crânement avec un violon guère plus petit qu’elle. Aujourd’hui, à 39 ans, arrivée à une maturité artistique qui lui ouvre la voie royale de la perfection (si tant est qu’elle soit de ce monde), la « Reine Julia » peut se prévaloir d’une sonorité et d’une technique impeccables, lesquelles révèlent plus qu’une virtuose : une véritable personnalité musicale. Munie d’une telle carte de visite, la Munichoise, qui, nonobstant sa petite silhouette frêle, est bien loin d’être un poids plume, trouve un grand auditorium bondé et suspendu à chacun de ses coups d’archet. Le sublime, l’insurpassable op. 61 du « Grand Moghul » qu’elle interprète sous la baguette électrique de Tugan Sokhiev à la tête de la Sächsische Staatskapelle Dresden, trouve, sous ses doigts de fée, tout le mystère et le charme enveloppant qui le singularisent. Un tsunami d’applaudissements pousse l’attachante soliste (qui, à 12 ans, remporta le premier prix du Concours Yehudi Menuhin, plus un prix spécial récompensant la « meilleure interprétation d’une pièce soliste de Bach ») à gratifier le public (enchanté par sa prestation au cœur de laquelle se distinguent de nombreux pianissimi proprement arachnéens), d’une Sarabande de Bach, chef-d’œuvre de dépouillement et d’émotion intense.

Remarquablement accordé au chant de la violoniste dans le Concerto de Beethoven, Tugan Taïmourazovitch Sokhiev est tout aussi harmonieusement en phase avec le jeu exceptionnel du Dresde dans la monumentale Symphonie n° 1 de Brahms. Estimant que « le devoir de tout chef, lorsqu’il prend la tête d’un orchestre au riche passé […], c’est de ne porter en rien atteint à la tradition », le maestro souligne tout le respect que lui inspire une phalange au passé des plus glorieux et anciens (le SSD a été fondé en 1548 !) ainsi qu’à ses qualités hors norme, qui font qu’il fait partie de la crème de la crème des orchestres symphoniques.

Fort d’un début de carrière fulgurant, et doté d’un pedigree impressionnant qui parle pour lui, le chef, natif d’Ossétie du Nord, âgé aujourd’hui de 45 ans, est un prodige de la direction, un phénomène parmi ses pairs : ascendant naturel, exigeant sans être tyrannique, battue d’une précision redoutable, gestuelle impérieuse et suprêmement élégante voire quasiment hypnotique, mouvements amples et souples des bras, style albatros du grand large, un ordinateur dans le cerveau, une énergie et une régularité de métronome mises au service d’un talent étonnant, le charismatique Caucasien est sans conteste le digne représentant des grands chefs russes qui tiennent le haut du pavé.

Preuve par l’exemple de la méthode et du style Sokhiev : l’intimidante Première du barde hanséatique, donnée en point d’orgue dans une salle déjà chauffée à blanc par l’exaltation romantique du Concerto. Une Symphonie grandiose, tendue comme un arc, menée de main de maître dans le soin absolu du détail comme de la grande ligne, avec, en prime, une puissance savamment dosée, un sens magistral du phrasé et une rigueur métrique ample de tempo comme de respiration, conférant au chef-d’œuvre brahmsien la gravité solennelle, le hiératisme presque austère qu’il réclame (Piu Andante), tout en faisant ressortir son caractère éminemment lyrique (Andante sostenuto) et la générosité mélodique du Finale qui la rend universelle. Une leçon d’orchestre magistrale. Aussi la « sokhievmania » n’a-t-elle jamais été aussi délirante que ce soir-là.

José Voss
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