Édito

Real life check

d'Lëtzebuerger Land vom 28.08.2020

Quelle bourde ! Mais alors quelle bourde que la sortie impromptue de Frank Engel dans les médias (Reporter.lu et RTL) la semaine dernière sur la nécessité de réfléchir à l’introduction d’un droit de succession en ligne directe et d’un impôt sur la fortune. Pourtant, pour affronter un gouvernement DP/LSAP/Déi Gréng, dont les conseillers politiques ont appris le métier en regardant West Wing et Borgen, le CSV a choisi l’année dernière l’expérimenté Engel à la présidence, au détriment de la fraîcheur insouciante de Serge Wilmes. À 45 ans, le juriste Engel a travaillé pour Jacques Santer et fut secrétaire du groupe parlementaire du CSV durant les années 2000, lorsque le parti de Juncker était au zénith. Il préside alors le très libéral Cercle Joseph Bech, qui se veut think tank enrichissant le débat au sein du CSV, puis part représenter le Luxembourg pour deux mandats au Parlement européen (où il agissait également en électron libre). Depuis son retour au Luxembourg et après avoir obtenu la présidence du parti, qu’il doit l’assurer sans mandat électif, Engel tente d’exister. Il se croit libre-penseur comme Juncker, dont tout le monde admira les sorties de « dernier marxiste » à l’époque – sauf qu’il n’est pas Juncker.

Frank Engel semble avoir oublié quel parti il préside et qui sont ses électeurs. Le parti chrétien-social est désormais sous la barre des trente pour cent, comme avant le phénomène Juncker, et est porté par une population âgée dans les régions rurales du Nord et de l’Est surtout. Soit les propriétaires qui veulent léguer un lopin de terre ou leur maisonnette à leurs enfants et petits-enfants. Y évoquer l’introduction d’un droit de succession en ligne directe et la réintroduction de l’impôt sur la fortune est un suicide politique, on le soupçonna même de vouloir faire harakiri. Les députés CSV Gilles Roth et Laurent Mosar avaient dépecé l’alors député socialiste Franz Fayot pour la même idée il y a deux ans. Engel aime à se positionner comme agent provocateur sur les sujets délicats et avait promis au CSV que le parti deviendrait « cool ». Si Engel est applaudi par la gauche et certains jeunes commentateurs sur les réseaux sociaux, c’est parce qu’il a abordé cette fracture fondamentale qui traverse actuellement le pays entre ceux qui possèdent des biens immobiliers et ceux qui se rendent compte que, même en travaillant dur, ils n’y accéderont jamais, au rythme où se développent les prix. Son problème est qu’il a fait cette sortie tout seul, sans toucher mot à ses collègues en interne, et encore moins à la base du parti. Et cette base, élus comme délégués, se sent tenue par le programme électoral de 2018, qui exclut expressément de tels impôts (« eine Erbschaftssteuer in direkter Linie ist für die CSV kein Thema », p.7).

Frank Engel a dû passer la pire semaine politique de sa vie : appelé à démissionner par le Luxemburger Wort, forcé d’envoyer un bref communiqué du CSV pour se contredire lui-même, exposé au ridicule en public (les autres partis n’aiment rien tant que de se moquer de cet ancien grand parti complètement désorienté), forcé à faire amende honorable d’abord devant une trentaine de représentants du conseil national durant une réunion vidéo mardi soir, puis par deux interviews consécutives à la Radio 100,7 et RTL Radio Lëtzebuerg mercredi matin. (Et encore, ce n’est que la partie visible des réactions qu’il a reçues). Désavoué en public, il est forcément affaibli en interne, mais il n’a pas démissionné pour autant. Lors d’un congrès national qui aura lieu le 17 octobre, il veut mettre en place des groupes de travail qui élaboreront des positions communes et consensuelles en interne sur les sujets qui lui sont chers – le logement, l’éducation, le social, la politique fiscale – et a promis de ne plus exprimer son opinion personnelle en public.

Engel n’est pas con, loin de là. Mais son amateurisme a néanmoins surpris. Frustré d’être invisible, il a voulu occuper le calme plat de l’été comme le fit jadis avec constance Robert Goebbels (LSAP). Et peut-être lancer un pavé dans la marre, alors que la grande réforme fiscale de Pierre Gramegna (DP) fait l’Arlésienne. Mais comme il s’y est pris, il aurait tout aussi bien pu se mettre tout nu sur le Knuedler un jour de marché et crier au feu.

josée hansen
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