En Belgique comme dans le nord et l’est de la France, les problèmes d’approvisionnement énergétique posés par la guerre en Ukraine, et notamment l’annonce d’un arrêt prochain des importations de charbon russe, ont réveillé un vieux serpent de mer : la réouverture des mines. Si, pour des raisons essentiellement techniques, la probabilité en est infinitésimale, la question de la réduction de la dépendance de l’Europe vis-à-vis des importations de pétrole, de gaz, de charbon et de produits agricoles de Russie, mais aussi d’Ukraine dont l’économie est désorganisée, est d’une actualité brûlante. En plus de lancer un ambitieux programme d’économies, il n’existe guère d’autres choix, si l’on prend le cas de l’énergie, que de se tourner vers d’autres fournisseurs, d’accélérer l’adoption de nouvelles solutions énergétiques (solaire, éolien et biomasse) et de reconsidérer la question du nucléaire. Mais l’Europe peut aussi envisager de « relocaliser » certaines productions.
Le terme de relocalisation, revenu à l’honneur au début de la crise du Covid-19 en mars 2020, désigne habituellement le fait de réaliser à nouveau sur place des biens ou des services dont la production avait été abandonnée et remplacée par des importations, le plus souvent pour des raisons de coût. Sous cette acception, le terme peut s’appliquer dans de nombreux pays au charbon et à certains produits agricoles. Il est moins adapté au pétrole et au gaz, dont les productions n’ont que très peu été délocalisées. Mais bien qu’ayant toujours été modestes, à quelques exceptions près, elles ne demandent qu’à être développées grâce à l’importance des réserves et aux nouvelles technologies. Inutile de dire que le prix de cette stratégie d’indépendance serait colossal aussi bien sur le plan économique qu’écologique, ce qui laisse planer le doute sur l’aboutissement des projets en cours.
L’UE a annoncé l’arrêt prochain de toutes ses importations de charbon russe. Elle pourra assez facilement s’en passer. La première raison est que c’est la matière première énergétique pour laquelle il est le plus facile de trouver d’autres fournisseurs, comme les États-Unis, l’Australie ou l’Asie (Chine, Inde, Indonésie). La deuxième raison est que la consommation européenne a été divisée par trois au cours des trente dernières années car le charbon est de moins en moins utilisé pour la production d’électricité (les usages domestiques sont devenus marginaux). La troisième est que les grands pays qui en sont le plus dépendants sont aussi ceux qui en produisent le plus et qui par ailleurs disposent d’abondantes réserves. C’est le cas de l’Allemagne et de la Pologne, qui en 2020 produisaient respectivement 108 et 101 millions de tonnes et avaient un total de réserves de 64,3 milliards de tonnes pouvant alimenter toute l’Europe en cas de besoin ! Dans ces conditions les pays de l’UE qui abritent encore des mines (Grèce, Roumanie, Bulgarie, République tchèque) pourront les fermer sans grand dommage.
La situation est plus compliquée du côté du gaz. L’Europe ne part pas de zéro. Selon le BP World Energy Outlook, la Norvège était en 2018 le septième producteur mondial avec 123,2 milliards de m3. Le Royaume-Uni n’arrivait qu’à la 19e place avec 41,9 milliards mais en ajoutant les différents pays de l’UE qui produisent du gaz (essentiellement les Pays-Bas), pour un total de 117,8 milliards, on arrive à un cumul de 283 milliards, soit le troisième ensemble mondial derrière les États-Unis (734,5) et la Russie (635,6). Les réserves prouvées s’élèvent à 1 700 milliards de m3 en Norvège et à 1 200 milliards dans les pays de l’UE. Ce sont précisément ces réserves qui pourraient en partie être mises en exploitation.
Prenons le cas de la France. Qui se souvient encore que pendant près de soixante ans (1957-2013) a été exploité un énorme gisement de gaz naturel à Lacq, dans les Pyrénées-Atlantiques entre Pau et Bayonne ? On y a extrait la bagatelle de 254 kilomètres-cubes de gaz avant son épuisement. Le souvenir toujours vivace de ses retombées économiques a suscité de grands espoirs dans les régions où du gaz de schiste a été détecté, notamment le sud du couloir rhodanien et les Cévennes. Espoirs déçus car, en raison notamment du risque écologique lié à la technique de fracturation hydraulique de la roche, toute exploitation (et même exploration) est interdite par la loi depuis 2017. Pourtant, selon l’Agence internationale de l’énergie, le sous-sol français contiendrait 3,9 milliards de m3 de gaz de schiste. Reste le « gaz de couche », qui présenterait le plus gros potentiel. En 2018, la Française de l’énergie (FDE), une société spécialisée implantée à Pontpierre en Moselle, à 50 kilomètres à l’est de Metz, a déposé une demande auprès de l’État pour exploiter une concession de 191 km², étendue sur 40 communes. La réserve estimée de gaz de houille serait de 190 milliards de m³ soit la consommation française pendant cinq ans !
Les écologistes sont vent debout contre ce projet. Tout en contestant la taille du gisement, qui ne contribuerait que pour quatre pour cent à la consommation annuelle, ils dénoncent le caractère « risqué et invasif » de l’extraction, qui ferait appel aux mêmes techniques que celles utilisées pour le gaz de schiste, avec des graves dégâts en termes de pollution de l’air, de l’eau, des sols, et de fortes émissions de gaz à effet de serre. L’exploitant, qui a aussi déposé une demande pour exploiter un gisement d’hydrocarbures en Lorraine, ne démontrerait pas ses capacités techniques et financières pour mener à bien les travaux et faire face aux éventuelles conséquences. Associations et élus craignent surtout que la guerre en Ukraine conduise les pouvoirs publics à valider, là comme ailleurs, des projets en contradiction avec les engagements pris en matière environnementale, au moment même où le GIEC publie un nouveau rapport alarmiste.
La question écologique va se retrouver du côté de la relocalisation agricole. La Russie et l’Ukraine sont les troisième et quatrième exportateurs mondiaux de céréales avec respectivement 47,7 et 44,6 millions de tonnes soit ensemble le tiers des exportations mondiales. Les sanctions contre la Russie et la désorganisation de l’agriculture ukrainienne vont considérablement les réduire. L’Europe, déjà touchée par une forte hausse des prix, court-elle un risque de pénurie ? En principe non. L’Union Européenne est une grande puissance céréalière avec 281 millions de tonnes, contre 127 pour la Russie, produites sur une surface de 53 millions d’hectares soit davantage que la superficie totale de l’Espagne. Les deux tiers des surfaces sont concentrées dans cinq pays (France, Allemagne, Espagne, Pologne et Roumanie). À court terme les pays européens pourront même cultiver quatre à cinq millions d’hectares supplémentaires. En effet, le 23 mars le commissaire européen à l’Agriculture Janusz Wojciechowski a présenté des mesures d’assouplissement des règles sur les jachères. Selon les règles actuelles, les exploitations agricoles dépassant quinze hectares doivent compter au moins cinq pour cent de « surfaces d’intérêt écologique », c’est-à-dire des jachères mais aussi des prairies, des haies ou des arbres. À partir du 1er janvier 2023, date d’entrée en vigueur de la nouvelle politique agricole commune (PAC), les exploitations de plus de dix hectares devront réserver au moins quatre pour cent de leurs terres aux jachères seules. Mais depuis fin mars et par dérogation, il sera possible de produire sur ces champs normalement au repos toute culture destinée à l’alimentation humaine ou animale, pas seulement des céréales. Mais ces surfaces ne représentent qu’environ six pour cent de la surface agricole totale de l’Europe.
À plus long terme, il devrait être possible d’accroître davantage les surfaces cultivables. Un rapport de la Commission européenne publié début janvier 2021 prévoyait à un horizon de dix ans une superficie céréalière totale de 51,2 millions d’hectares dans l’UE., en diminution de 2,8 pour cent. La production céréalière est, quant à elle, attendue à 276 millions de tonnes en 2031, soit une baisse de 2,5 pour cent sur dix ans ou encore sept millions de tonnes. Prendre des mesures pour maintenir la superficie agricole et donc la production permettrait déjà de compenser en partie la diminution des importations de Russie et d’Ukraine, mais il est possible d’aller plus loin.
Revenons en France. L’étude des statistiques d’occupation des sols montre que les « terres arables » n’y occupent que 28 pour cent du territoire, les prairies naturelles douze pour cent et les forêts 39 pour cent ! Des chiffres qui donnent à penser qu’une marge de progression existe. Confirmation avec d’autres données selon lesquelles en France métropolitaine les terres agricoles reculent presque partout depuis des décennies. En quarante ans, elles ont diminué de 65 900 hectares par an en moyenne, soit 26 360 km² sur la période, dix fois la taille du Luxembourg ! Les terres qui étaient consacrées aux céréales peuvent être estimées à la moitié de cette superficie. Un calcul simple peut alors être fait. En 2020, le rendement moyen céréalier ressortait à 6,4 tonnes par hectare. Sur cette base, en récupérant la moitié des terres céréalières abandonnées, soit 660 000 ha, le potentiel de production supplémentaire serait d’environ 4,37 millions de tonnes par an dès que la remise en valeur aura été possible, soit 7,5 pour cent de plus qu’aujourd’hui.
Reste à savoir quel sera l’investissement à consentir pour cela. De plus, si un consensus existe sur l’utilisations des jachères, la Commission a insisté sur le caractère exceptionnel et temporaire de la mesure et confirmé la stratégie européenne « De la ferme à la fourchette », qui vise, d’ici à 2030, à réduire de moitié l’usage de pesticides, de vingt pour cent celui d’engrais et à consacrer un quart des terres au bio. Ces mesures qui vont dans le sens d’une meilleure sécurité alimentaire étaient déjà difficiles à avaler, c’est le cas de le dire, pour de nombreux eurodéputés, États membres et associations professionnelles agricoles. Comme c’est le cas pour le gaz, ils comptent bien profiter de la situation actuelle pour, au nom de la « souveraineté alimentaire » de l’UE, remettre profondément en cause sa « feuille de route verte » en obtenant l’allégement des contraintes environnementales.