Le cordon sanitaire contre l’extrême-droite est usé. Il devrait néanmoins tenir ce dimanche, estiment les sondeurs français. Mais rien n’est assuré. Si le Grand-Duché s’était préparé à l’éventualité d’un Brexit, c’est que ses retombées lui paraissaient quantifiables, voire lucratives. Sur la place financière, une armada de techniciens s’est donc mise à échauder des « contingency plans ». Or, une France présidée par Marine Le Pen est une énormité à laquelle personne ne veut songer. De toute manière, l’appareil d’État luxembourgeois, gravement atteint d’anémie, ne dispose pas des ressources personnelles pour mener une telle réflexion stratégique.
Voilà plusieurs décennies que le Luxembourg pense la question de la souveraineté principalement en termes de fiscalité et de niches règlementaires. Or, tous les Land Rover, Rolex et sacs Vuitton du monde ne sauraient cacher la vulnérabilité du pays. Du Zollverein à la Ceca, en passant par la Société des nations, les notables luxembourgeois ont toujours eu conscience qu’en dehors d’un cadre international, la survie du petit État ne pouvait être assurée. Invité de la Journée de l’Économie, l’historien britannique Adam Tooze rappelait il y a quelques semaines aux fonctionnaires d’État et aux permanents patronaux le « sweet spot » dans lequel leur pays se trouvait : « Vous ne voulez pas être l’Équateur tout seul face au Covid. Vous ne voulez pas être l’Ukraine toute seule face à la Russie. Vous ne voulez pas être l’Islande toute seule face à une crise bancaire. Vous voulez être le Luxembourg. »
Or, la fermeture des frontières allemandes et le danger d’une réquisition du personnel soignant français ont agi comme une blessure narcissique. Le Luxembourg considérait l’intégration européenne comme un processus inéluctable, un destin quasi-divin. La pandémie lui a fait redécouvrir sa fragilité existentielle, sa dépendance vis-à-vis de la bienveillance de ses pays-voisins. « Si nous ne nous entendons pas avec ces trois-là, toute l’économie s’arrête », déclarait le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), en mai 2020. Et de rappeler « wéi fragile dat Ganzt ass ».
S’il était appliqué, le programme de Marine Le Pen conduirait inéluctablement à un Frexit, c’est-à-dire une implosion de l’Union européenne. Le rétablissement des contrôles aux frontières signifierait la mort de l’accord de Schengen. La « préférence nationale » pour les allocations familiales, l’accès au logement social et l’emploi seraient déclarés contraires aux traités européens. La proposition de faire inscrire dans la Constitution française la prévalence du droit national sur le droit européen constituerait une rupture unilatérale, confortant la Hongrie et la Pologne. La Cour de Justice de l’UE au Kirchberg n’aurait plus qu’à fermer boutique. Interrogé cette semaine par le Wort, le politologue de l’Uni.lu, Philippe Poirier, se voulait, lui, apaisant. En cas de victoire de l’extrême droite en France, il y aurait certes une période de « tensions [franco-luxembourgeoises] relativement fortes », mais « le principe de réalité » finirait par s’imposer. Les nombreux élus lorrains du Rassemblement National auraient, « semble-t-il », déjà alerté Marine Le Pen « sur certaines conséquences d’une trop grande confrontation avec les États du Benelux », dit Poirier.
Mais se préoccuper du sort du pays le plus riche de l’UE paraît quelque part indécent. En cas de victoire de l’extrême-droite, les Français musulmans se retrouveraient en première ligne. Marine Le Pen menace de faire de la France le seul pays au monde où le port du voile (que Le Pen qualifie d’« uniforme islamiste ») sera interdit dans tous les lieux publics. Une proposition de loi est déjà rédigée, prête à être votée. Elle prévoit également la censure de tous les films, livres et journaux qui « témoignent » envers les « idéologies islamistes » d’une « quelconque complaisance ». La chasse aux minorités visibles serait déclarée ouverte. Alors que les dirigeants européens sont en retrait, craignant de se voir accusés d’ingérence, le ministre des Affaires étrangères luxembourgeois n’a pas hésité à appeler à la défaite de l’extrême droite, caractérisant la situation française de « sorte de guerre civile politique ».