Deux ans après le Grand confinement, le Luxembourg redécouvre sa vulnérabilité par rapport aux pays-voisins. Un rappel qu’en dehors du cadre européen, sa souveraineté nationale est une illusion

La Guerre civile en France

d'Lëtzebuerger Land vom 15.04.2022

Le Grand-Duché se rêvait en plateforme hors-sol de la finance mondiale, reliée à Dubaï, New-York, Singapour et Londres ; en mars 2020, il s’est brutalement réveillé aux réalités géographiques, très tangibles et carrément claustrophobes. Alors que l’Allemagne fermait les frontières, la ministre de la Santé redoutait la réquisition du personnel soignant lorrain, ce qui aurait conduit à l’effondrement du système de santé luxembourgeois. Cela serait sa « plus grande peur intérieure », avouait Paulette Lenert (LSAP) en octobre 2020 sur RTL-Radio. Le Luxembourg redécouvrait sa dépendance vis-à-vis des pays voisins. Sans frontaliers, le Luxembourg risquait, littéralement, l’asphyxie.

Les leçons du Grand confinement ont été vite oubliées. Lors des négociations tripartites, le gouvernement avait un moment mis sur la table l’option d’un « chèque énergie ». Celui-ci était très généreux, puisqu’il était réservé aux seuls salariés et pensionnés résidents. Une proposition indécente aux dépens des frontaliers que les syndicats ne pouvaient accepter. (Même la très corporatiste CGFP sait qu’une partie non négligeable de ses adhérents habite désormais de l’autre côté des frontières.) Cet épisode éphémère, qui a fuité de la blackbox tripartite, illustre le mode par défaut de la politique luxembourgeoise, de la réforme des bourses d’études en 2010 à l’éternelle résistance aux rétrocessions fiscales.

La perspective d’une République française présidée par Marine Le Pen est un nouveau rappel de la vulnérabilité inhérente à un petit État, qui croyait dans une téléologie de l’intégration européenne. Ce lundi, sur Radio 100,7, l’eurodéputé Charles Goerens (DP) déclara que « pour nous, en tant que Luxembourgeois, l’élection qui se tiendra dans quatorze jours, sera plus importante, aura un plus grand impact que les prochaines Chamberwalen [élections législatives] que nous aurons ici au Luxembourg ». Face à l’anéantissement du paysage politique français, les politiciens luxembourgeois semblaient stupéfaits. Dans Le Quotidien, l’éminence grise du LSAP, Alex Bodry, admettait que le Parti socialiste français « a perdu beaucoup en crédibilité », ce qui sonnait comme un sacré understatement. Poussant « un long soupir », le président du CSV, Claude Wiseler, se disait « effrayé » par un changement d’échiquier « difficilement imaginable il y a quelques années ». Face à L’Essentiel, enfin, le très peu diplomatique ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn (LSAP), estimait que la France serait « dans une sorte de guerre civile politique ».

Le 23 avril 1981, à deux semaines et demie de l’élection de François Mitterrand à la présidence française, le Luxembourg avait tenté de tirer son épingle du jeu, en consolidant le secret bancaire, plaçant les opérateurs financiers sous l’article 458 du code pénal (dit « Hebammen-Paragraph ») aux côtés des médecins, pharmaciens, sage-femmes et autres « personnes dépositaires […] des secrets qu’on leur confie. » En juillet 2007, dans les premières semaines de la présidence Sarkozy, le président de l’Eurogroupe Jean-Claude Juncker avait donné une interview au Monde dans laquelle il réprimandait le nouveau président français qui avait osé réclamer une plus grande influence politique sur la politique monétaire européenne. Juncker l’invita à « résolument réduire le niveau de ses dépenses publiques ». Une humiliation publique qui avait probablement coûté au Premier ministre luxembourgeois le poste de président du Conseil européen.

Mais cette fois-ci, les enjeux pour le Luxembourg dépassent de loin les manœuvres financières et diplomatiques, ils sont existentiels. Que signifierait une France en voie d’« orbanisation » ? Une France limitant les droits des minorités (à commencer par ceux des femmes voilées), neutralisant peu à peu les contre-pouvoirs médiatiques, ridiculisant les autorités judiciaires, refusant d’appliquer les arrêts gênants de la Cour de Justice de l’UE, réécrivant les programmes scolaires… La pandémie du Covid-19 et la guerre de Poutine ont rappelé que le pire peut arriver (près de) chez nous.

Bernard Thomas
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