Travailler au Luxembourg immunise-t-il contre le virus d’extrême-droite ?

Les frontaliers et les frontistes

d'Lëtzebuerger Land vom 15.04.2022

Fondée il y a cinquante ans, la section OGBL d’Audun-le-Tiche est la plus ancienne des trois sections de frontaliers français du syndicat luxembourgeois. Son agence se trouve sur l’artère principale du village, dans une ancienne filiale de banque. Des drapeaux syndicaux y côtoient le portrait de Che Guevara, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen est accrochée à côté d’une photo de John Castegnaro. Ce mardi après-midi, une petite douzaine de syndicalistes frontaliers attendaient le début de la réunion mensuelle. L’ordre du jour portait sur l’index et l’organisation de la manif syndicale. La présidentielle française, dont le premier tour avait eu lieu deux jours auparavant, n’y figurait pas. Plutôt que du 24 avril, on se préoccupait du 1er mai. Pour ces syndicalistes lorrains, il s’agissait quasiment d’un non-sujet. Face à un second tour Macron-Le Pen, on ne sentait pas de « sursaut républicain », mais beaucoup de lassitude, du dégoût et de résignation. La section OGBL d’Audun-le-Tiche regroupe tout le Pays-Haut avec ses anciens bastions cégétistes où Mélenchon a fini en tête, dimanche dernier. Le « vote barrage », c’était l’affaire du premier tour. On ne s’estime guère engagé dans un duel opposant la droite néolibérale à l’extrême-droite.

« Deux fois qu’on nous dit de faire un vote républicain. Je ne suis pas sûr que cette fois-ci ça marche… Les gens se sentent de moins en moins concernés », dit Gilbert Matarazzo. L’OGBL ne donnera pas de consigne de vote, dit cet ancien de Villeroy & Boch. Ce ne serait d’ailleurs pas le rôle du syndicat luxembourgeois de s’immiscer dans la politique française. La déléguée des supermarchés Cora, Rachelle Gattullo, estime qu’entre collègues frontaliers, « le gros sujet, c’est l’index, pas la présidentielle ; ce qui se passe en France, cela ne les intéresse pas ». Slimane Agdour, délégué chez Cactus, estime que « le FN ne fait plus peur, les gens n’ont plus peur ; alors s’ils veulent essayer, qu’ils essaient, et ils vont voir… » Pour Sarah Boumedine, secrétaire syndicale et élue locale (divers gauche), « c’est devenu une banalité, cette élection ». Elle a vu passer peu de frontaliers au bureau de vote où elle travaillait dimanche dernier. Un seul des participants à la réunion, un retraité, exprime ouvertement son affolement : « Si elle est élue, je m’installerai au Luxembourg ! » Une autre personne lui rétorque : « Tu ne pourras même pas t’y payer une cave. »

Qu’un frontalier lorrain vote un parti prônant la « préférence nationale » peut sembler contradictoire, du moins vu du Luxembourg. Mais cette vision exprime finalement une forme d’arrogance envers les « métropolisés », comme si le contact avec le Grand-Duché avait un effet civilisationnel, favorisant l’européanisation et la libéralisation des esprits. Or, on pourrait également émettre l’hypothèse inverse : Et si la traversée quotidienne de la frontière renforçait le nationalisme ?

Interrogé par le Land, le sociologue Philippe Hamman rappelle que l’expérience frontalière peut être vécue de manière très variée : « eux ne se sentent pas comme privilégiés ». Le sentiment de « se faire prendre de haut », de se heurter aux barrières linguistiques, pourrait ainsi conforter le vote protestataire. Mais ce ne sont là que des hypothèses. En fin de compte, on n’en sait rien : Aucune étude scientifique n’a jusqu’ici été conduite sur le comportement électoral des frontaliers. Probablement parce que, sur un total de 48,7 millions d’électeurs inscrits en France, ces 110 000 voix comptent trop peu. Il n’est donc même pas sûr qu’un vote spécifiquement frontalier existe, c’est-à-dire que le fait de travailler au Luxembourg ait un réel impact sur les mentalités politiques.

À côté de l’image convenue du « win-win », il existe une autre lecture de la Grande Région. Celle-ci considère la Lorraine comme « territoire métropolisé » par le « Grand Luxembourg ». Vu de Lorraine, le Grand-Duché est à la fois créateur de richesses et creuseur d’inégalités. Car pour chaque salarié qui traverse la frontière, il y a un salarié qui reste au pays, et qui se retrouve souvent relégué en marge du système productif, dans des secteurs non-délocalisables et peu valorisés : commerce, garde des enfants, soin des personnes âgées. Gilbert Matarazzo évoque les « jalousies » : « Vous le voyez au niveau des maisons, des véhicules, où ils vont faire les courses ». Mais de nouveau, il n’y a pas de séparation nette. Beaucoup de frontaliers vivent dans des couples mixtes et ont derrière eux une carrière mixte. La réforme des retraites, qui domine actuellement la campagne, devrait donc également les intéresser.

Contacté par le Land, le professeur en science politique, Étienne Criqui (devenu célèbre pour avoir supervisé le DEA de Xavier Bettel), fait une analyse prudente : « J’ai tendance à penser que le vote Rassemblement National est bien moindre chez les travailleurs frontaliers ». Au lendemain du second tour de la présidentielle de 2017, le Républicain Lorrain avait fait une analyse similaire, titrant : « Les frontaliers ont fait barrage ». Et de noter que « plus on s’éloigne de la frontière, plus Marine Le Pen est forte ». Or, à y regarder de plus près, les choses se compliquent. De nombreuses communes à forte proportion de frontaliers ont pu massivement voter Le Pen, tandis que d’autres ont choisi Mélenchon.

« Une personne travaillant à Audun-le-Tiche et touchant le Smic [1 600 euros brut] ne pourra plus se loger à Audun-le-Tiche », dit le syndicaliste Gilbert Matarazzo. Sa collègue Sarah Boumedine évoque le changement sociologique des communes le long de la frontière, où énormément « de gens de la banque » se seraient installées. Le long de la frontière, jusque dans les derniers interstices ruraux, de nouvelles cités-dortoirs ont poussé comme des champignons. Ils portent des noms bucoliques (« Les champs dorés », « Les jardins du Maréchal ») et sont destinés aux employés gagnant un salaire luxembourgeois. La commune de Cattenom, où Macron vient de totaliser 35 pour cent des votes, s’est ainsi muée en une des localités les plus chères de Moselle, quitte à vivre à l’ombre de la centrale nucléaire. C’est dans les communes longeant la frontière luxembourgeoise que Macron enregistre ses meilleurs scores : 44 pour cent à Zoufftgen, 39 à Rodemack, 37 à Hettange-Grande, 36 à Volmerange-les-Mines et 35 à Mondorff.

« Le prix de l’immobilier s’envole dans les communes proches de la frontière », notait Le Figaro il y a trois semaines. « Les montants deviennent si déraisonnables que la population recule et s’installe plus loin, comme à Hayange ». Or, justement dans la vallée de la Fensch, les scores de Marine Le Pen dépassaient dès 2017 les 45 pour cent au second tour. Dimanche dernier, elle a totalisé 38,6 pour cent à Hayange, 37,7 à Knuttange et 38 pour cent à Nilvange. Ce sont là de petits villages avec de larges populations de salariés frontaliers.

Le discours antiraciste et écologiste tenu par Mélenchon a mobilisé un jeune électorat urbain et populaire. Les scores de La France Insoumise en Seine-Saint-Denis et dans les quartiers nord de Marseille ont été soviétiques, dépassant par endroits les soixante pour cent. Après des décennies d’érosion, Mélenchon a réussi à rajeunir les ceintures rouges du « communisme municipal ». Mais malgré ces percées locales, Mélenchon n’a pas réussi à reconquérir à grande échelle les vieilles régions à tradition industrielle, du Nord-Pas-de-Calais à la Lorraine, où se concentre l’électorat ouvrier. Même si dans les cités ouvrières de Longwy (29 pour cent), Mont-Saint-Martin (40,7), Fameck (39,2), Woippy (34,9) et d’Uckange (38,7), Mélenchon arrive en tête du premier tour, la carte électorale de la Lorraine reste largement bleu Marine.

Bernard Thomas
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