« Abondance de biens ne nuit pas. » Après avoir été sevrés de concerts durant de longs mois, les mélomanes ont désormais l’embarras du choix face à l’offre pléthorique proposée par la Philharmonie. Gare à l’indigestion ! Or, ce qui est vrai pour la visite des meilleures phalanges mondiales l’est aussi pour l’accueil des meilleurs pianistes. Cette semaine, c’était au tour du Sarrebourgeois Jonathan Fournel, interprète multiprimé, lauréat, à 27 ans, du fameux Concours Reine Élisabeth, et à coup sûr l’un des meilleurs pianistes de sa génération, d’occuper à lui tout seul la scène de la Salle de musique de chambre, pour y donner, à l’occasion d’un récital on ne peut plus généreux (qui plus est, assorti de bis), toute la mesure de son insigne talent.
Quelle grâce, quelle délicatesse et quelle tendresse dans la Sonate K457 qui ouvre la soirée, et qui est peut-être la plus belle de toutes les sonates pour piano de Mozart ? Combien d’apprentis pianistes s’y sont brûlé les doigts ? Pas Jonathan Fournel, qui, avec toute la maturité de la trentaine et l’autorité que confèrent ses nombreuses prestations – remarquables et remarquées – dans les grandes salles de France et d’ailleurs, trouve ici l’occasion rêvée de donner libre cours à son enthousiasme, sa distinction et sa sensibilité à fleur de nerfs. Le pianiste dialogue avec le Wunderkind en ami intime, attentif à ses désirs comme à ses contradictions. Cri dans la nuit, conversation au bord de l’abîme, œuvre de solitude tragique et de noire mélancolie marquée par une sombre résignation, « chu d’un désastre obscur », comme Mallarmé l’écrit à propos du Tombeau d’Edgar Poe, tout en étant d’une beauté à couper le souffle, la K457 est « beethovénienne avant Beethoven », comme l’a écrit un critique éclairé, notamment dans l’agitation passionnée, la révolte, la lutte véhémente qui caractérisent l’Allegro assai final.
Initialement écrit pour orgue, le Prélude, Fugue et Variation op.18 de César Franck qui suit s’élève aux plus hauts sommets de la littérature pour clavier. D’une médusante puissance évocatrice, cette pièce maîtresse révèle un Pater seraphicus au faîte de son art. Dans un style qui doit autant à l’élégance de lacis d’arabesques qu’à la spiritualité du choral, l’inspiration y évolue sans cesse entre tension et passion, entre rigueur classique et épanchements romantiques. Ce que le jeu de Fournel reflète admirablement, tant il naît de la symbiose entre émotions et raison. Grâce soit rendue au Français qui restitue avec bonheur l’image d’une musique inimitable, reconnaissable entre toutes, et qui gagnerait à être davantage connue qu’elle ne l’est !
Dans ce programme étouffe-chrétien, il fallait – histoire de quitter les sentiers formatés – une pièce très peu fréquentée du répertoire : ce fut les Variations op. 3 de Karol Szymanowski. Sur un thème de choral plaintif et résigné s’enchaînent sans interruption douze variations de valeur, il faut bien le reconnaître, passablement inégale. À l’instar, d’ailleurs, de leur exécution, qui nous a paru moins aboutie, souvent prosaïque voire tristement laborieuse, comme en témoignent divers savonnages. Sortent néanmoins du lot : la 3e Variation, l’une des plus réussies, avec son hésitation entre modes majeur et mineur, qui lui confère un côté grinçant ; la 8e, marche funèbre aux timbres voilés ; la 9e, valse charmeuse et langoureuse ; et la 12e et dernière, toccata ronflante, concluant le cycle maestoso, dans une sonorité bruyante et rutilante.
Mais, tout étant bien qui finit bien, le récital s’est achevé par l’interprétation convaincante et pleine d’agréments d’un chef-d’œuvre du même calibre que ceux de Mozart et de Franck qui précèdent : la très belle Sonate n° 1 de Brahms. Énergie quasi beethovénienne de l’héroïque Allegro initial (la Hammerklavier n’est pas loin), simplicité calme et recueillie du lunaire et furtif andante, fougue et puissance (là encore dignes du « Titan de Bonn ») du turbulent et endiablé scherzo, chevauchée fantastique et tumultueuse du rondo final (allegro con fuoco), une réussite totale et assurément l’un des plus irrésistibles et enthousiasmants mouvements sortis de la plume du barde nordique.
Que dire de l’interprète sinon qu’il s’empare de ce monument qui se distingue par sa richesse thématique et le traitement orchestral du piano, en cultivant, fort d’une palette impressionniste et impressionnante aux multiples nuances, les zones d’ombre et la fièvre sous-jacente, tout en travaillant avec, comme le veut le jeune compositeur, une poésie proche de l’univers fantastique d’E.T.A. Hoffmann. Bref, de la belle ouvrage, également attrayante et cohérente, et ce, jusque dans les compléments de programme. Ce Fournel a manifestement sous les doigts quelque chose d’aérien et d’éblouissant, qui fournit un antidote efficace à toutes les formes de mélancolie.