Au cœur de la capitale, le quartier du Limpertsberg a vu grandir deux des plus importants artistes luxembourgeois du vingtième siècle : le peintre Joseph Kutter, disparu prématurément en 1941, et le sculpteur Lucien Wercollier (1908-2002), à la carrière aussi longue qu’intense. Tous deux sont décédés là même où ils sont nés, au Luxembourg, et sont collectionnés par les principales institutions du pays. Un troisième artiste, toujours bel et bien en vie, est lui aussi originaire du Limpertsberg : Roland Schauls. La galerie Reuter Bausch lui consacre actuellement une exposition, intitulée Nouvelles fantaisies. L’occasion de contempler ses récentes productions qu’on n’avait pu voir depuis la disparition de la galerie Clairefontaine qui le représentait.
Les parcours s’entremêlent, tout comme les temporalités. Car Roland Schauls fait curieusement lien entre Kutter et Wercollier. Non seulement sa maison natale voisinait avec celle, si singulière, de Kutter. Mais c’est au sein de la famille d’Étienne Wercollier, fils du sculpteur, qu’il découvrit pour la première fois un tableau de Kutter — et pas n’importe lequel puisqu’il s’agit du dernier tableau du peintre, laissé probablement inachevé. À l’origine de la carrière de Schauls, il y aurait donc cette émotion esthétique ressentie, enfant, au contact de cette œuvre. C’est en tout cas ce que Roland Schauls expliquait à Christian Mosar dans un entretien réalisé à l’occasion de la commande d’un tableau de grand format passée par le Musée national d’histoire et d’art en 2014.
Aujourd’hui septuagénaire et résidant à Stuttgart, où il a fait ses classes à l’Académie des Beaux-Arts à la fin des années 1970, Schauls n’a oublié ni Kutter, dont certaines des œuvres sont parfois citées dans ses tableaux, ni le Luxembourg, qui revient dans ses œuvres par la fenêtre. Ainsi du Grund notamment, reconnaissable à son cours d’eau et à ses bâtisses pittoresques, paysage typique qui fait le plus souvent retour dans ses dernières productions, comme c’est le cas par exemple dans Der Coach ist nicht abgeneigt (2020-22), visible dans l’exposition. La restitution de cette vue est précise, nette, particulièrement soignée : elle est entièrement faite pour être reconnue du spectateur luxembourgeois. Dans un effet de circularité, un rapport d’identification est produit entre la toile et le public luxembourgeois. Sans surprise, la clientèle locale affectionne ce type de détail réaliste, comme en témoigne la vente de ce tableau de grand format en dépit de son prix relativement élevé (au-delà de 15 000 euros, à titre indicatif). L’intérieur d’où est perçue cette familière veduta est cossu, révélant un intérieur bourgeois où reposent deux femmes : un cadre domestique perturbé par un détail macabre cependant — un masque de mort carnavalesque en guise de vanité qui semble à lui seul renverser l’apparente indolence de la situation. Et, comme chez Kutter, la plupart des personnages font face au spectateur : une confrontation d’autant plus impressionnante que ces figures sont grandes et imposantes, presque à échelle humaine.
Quand ce ne sont pas des intérieurs bourgeois, Schauls nous emmène à la plage ou sur des sites lacustres dominés par d’improbables montagnes. Le peintre y maintient ses tons acidulés, néo-fauves, et donne libre cours à sa fantaisie, à l’instar de ces nombreuses paires de chaussures disposées au premier plan dans Wird das noch ? ou Eine neue Befreiung, toutes deux réalisées en 2023, ou de ce toucan perché au côté de l’artiste dans Selbst mit Vogel (2021). On sent la volonté du peintre de rassembler des genres auparavant maintenus séparés, tels que le portrait, le paysage, la nature morte ou la scène de genre. Mais ce qui est surtout remarquable, c’est le processus en acte que l’on observe à travers des toiles particulièrement élaborées, lieu de spontanéité et de créativité où les couleurs à l’acrylique semblent entrer en conflit avec les traits nerveux du dessin obtenus au fusain. Le travail en série — « Depuis quelques années déjà je peins des séries pour éviter le piège de ce que j’appelle le tableau ultime », déclarait Schauls à Mosar — lui permet de creuser en profondeur la figure, d’en saisir les différentes étapes au fil des années (d’où le fait que ces toiles comportent parfois deux dates, l’une de commencement et l’autre de finalisation). Dans l’interstice, Schauls ajoute, retranche, ou laisse reposer la toile. L’effet obtenu relève du collage ou de la surimpression cinématographique, avec ses ellipses figuratives volontairement lacunaires. Comme une lointaine réminiscence de ce tableau inachevé de Kutter qu’il découvrit dans son enfance ?
Ne manque à cette belle exposition que la présence de l’œuvre graphique de Schauls ; car si ses toiles sont de grande qualité, ses dessins font état d’une force et d’une virtuosité inouïes.