À peine eut-on quitté les locaux du Luca (Luxembourg centre for architecture), rue de la Tour Jacob, et l’exposition des photographies de Christian Aschman, résultat d’une nouvelle mission du Fonds, que la presse nous mit face à quatre tours qui, d’ici 2008, viendront profondément, non, ce sera toujours en hauteur, modifier l’image du Kirchberg : le bâtiment Monnet 2, le siège d’AcelorMittal, l’extension de la BEI, le complexe pour l’ESM, le Mécanisme européen de stabilité. Faut dire que Christian Aschman a pris les devants, les chantiers des trois premiers, il les a largement saisis avec son appareil, et puis il est vrai que la couverture du livre avec plus de deux cents photographies porte deux dates, 2022/2023. Cela fait du temps que le plateau est « in progress », ça en prendra encore. Il s’agit donc d’un tour momentané auquel nous sommes invités, mais combien riche, quasi global, et regardant aussi bien en arrière qu’en avant.
Le lecteur du livre et le visiteur de l’exposition (jusqu’au 3 février 2024) feront bien d’ailleurs de se mettre en tête la carte figurant le Kirchberg et ses bâtiments existants ou en construction. Christian Aschman, lui, a partagé son terrain en huit zones, mais avertissons de suite quiconque regardera les photos, de ne pas trop longtemps rester à deviner de quelles constructions, de quels endroits il s’agit, les photos méritent mieux que cet exercice de reconnaissance. Dans le livre, l’orientation se fait également dans le temps, avec le texte introductif de Gauthier Bolle, de Strasbourg, esquissant la transformation du Kirchberg depuis 1961, et l’on a pris notamment un bon bol de nostalgie avec les débats, les conflits des années 1980, entre les ambitieux d’une ville autre, carrément moderniste, et les tenants d’une réplique antiquisante.
Christian Aschman s’est donc fait piéton du Kirchberg, l’arpentant d’ouest en est, montant dans les tours, prenant les meilleurs points de vue sur les terrasses et les toits. Il l’a fait au fil des saisons, avec la chance d’une journée où le paysage s’était couvert de neige, en février 2022, une seule journée, il fallait la saisir, la fixer. Double valeur historique de ses pérégrinations : comme le changement s’y opère à vue d’œil (de caméra), il a agi volens nolens comme archiviste, d’une situation appelée très vite à changer, mais c’est le propre du photographe de retenir ce qui est possible du temps fuyant ; comme documentaliste ensuite dans son souci d’une somme où rien d’essentiel ne manquerait. Bien plus, dans l’ambition de faire découvrir des aspects moins connus, et l’on sait que dans ce sens l’homme est moins fureteur que la caméra. Plus apte à toutes sortes de rapprochements, d’accumulations. Le Kirchberg comme vous ne l’avez guère vu.
Cela ne tient bien sûr pas à la seule technique. Il y a le photographe derrière, à commencer par les choix de ce qu’il fait entrer dans la photo, par celui du cadrage, des limites de l’image. Choix judicieux où notre attention tantôt est fortement dirigée, focussée, tantôt se trouve appelée à s’étendre. On se focalise sur tel bâtiment, tel détail même, on laisse vaguer sur le Kuebebierg, jusqu’à Dommeldange, ou dans un vaste panorama fait de blancheur.
À tort ou à raison, le visiteur pourra vouloir dans la pléthore des images, le chiffre du livre a déjà été donné, dans l’exposition une centaine, pour la plupart alignées sur des tréteaux, à côté de quelques panneaux ou projections, dans cette abondance chercher un autre ordre que celui donné par le sujet, l’avancée sur le plateau du Kirchberg. Ordre plus esthétique, comme la démarche du photographe lui-même devant pareille profusion. Y aurait-il ou non comme des configurations qui l’ont plus retenu ? Des mises en forme, quasiment des décors, des mises en scène (car c’est un peu aussi du théâtre que cette exploration) ? Et à raison ou non, on avouera s’être attaché à deux sortes d’oppositions qui reviennent souvent, le vide et le plein, ce dernier allant jusqu’à l’entassement, ainsi que, les deux se faisant concurrence alors, l’horizontalité et la verticalité (inscrites dans l’histoire même du Kirchberg, l’une à ses débuts de campagne maraîchère, l’autre à sa destinée de « Little Manhattan » si l’on veut).
Enfin, Christian Aschman a déjà été qualifié plus haut d’artiste plasticien, terme employé de nos jours au-delà de la peinture et de la sculpture. L’origine grecque du mot l’autorise, le suggère quand il est question de donner forme, en l’occurrence le photographe le fait après coup, une deuxième fois, et tant de photos de Christian Aschman frappent fortement par leur plasticité. De l’autre côté, parlons de picturalité, de graphisme, et la photographie prend alors une qualité qui s’apparente, malgré son caractère lisse, à la matière travaillée par le pinceau ou la brosse du peintre. C’est vrai de telles terres labourées, simplement retournées ; les jeux de lumière et d’ombre, ceux des couleurs (au hasard de la saison, de la journée) ont d’autre charmes.
Gauthier Bolle, à la fin de son texte, parle du Kirchberg comme d’un miroir, des ambitions variées du Fonds, dira-t-on aussi, des rêves et visions de ses directions successives, des institutions et des hommes qui s’y sont installés. Christian Aschman en déploie les témoignages somptueusement, avec beaucoup d’art.