À l’exception de deux tableaux, ni plus ni moins, l’exposition ne comporte que des œuvres qui représentent des animaux. Les uns sont prisonniers dans les cages des jardins zoologiques ; les autres, pour la dernière partie, après le voyage d’Aillaud au Kenya durant l’hiver 1998, en liberté dans les vastes étendues de la savane africaine. Cela en dit long, toutefois, aussi bien sur les hommes que sur les animaux, conformément à l’engagement de Gilles Aillaud, né en 1928, dans l’âge idoine dans les années soixante, et c’est là qu’il faut remonter pour donner sa véritable stature à l’artiste. Notamment à son amitié avec Arroyo et Recalcati, leurs œuvres collectives, à sa présidence du Salon de la jeune peinture, à sa contribution aux slogans et affiches de mai 68. Oui, Gilles Aillaud s’enracine là, lui qui a abandonné la philosophie après avoir échoué à l’oral rue d’Ulm, pour se mettre définitivement à la peinture.
Le tableau n’est pas dans l’exposition du Centre Pompidou, mais le commissaire Didier Ottinger l’a mis dans son excellent texte. Il date de 1964-1965 et met l’homme face à l’animal, efface la subjectivité des trois artistes. Cela s’appelle Une passion dans le désert, titre prémonitoire pour Gilles Aillaud qui est parti d’une nouvelle de Balzac méconnue à l’époque. Deux êtres qui se ressemblent, ne serait-ce que par les poils du phoque qui répondent à la moustache de l’homme, et dorénavant, même s’il s’en défend, de peindre la condition humaine lorsqu’il représente des animaux toujours enfermés, on n’hésitera guère à signaler la contemporanéité avec Foucault, son Surveiller et punir, avec Debord, sa Société du spectacle.
Il y a donc un peu cet effet de miroir pour le visiteur dans cette exposition, ouverte jusqu’en février 2024. D’autant plus que la scénographie très raffinée de Pauline Phelouzat invite tantôt à un autre face-à-face, par exemple avec seulement une partie de la trompe d’un éléphant, gigantesque, saisie avec toutes ses pliures, les barreaux devant dans toute leur rigidité, tantôt à un regard plus large, où l’on passe d’une œuvre à une autre, les confronte. Il est rare de se situer avec pareil sentiment de liberté dans un espace d’exposition (en contraste avec l’enfermement des animaux), avec un accrochage très aéré, d’une quarantaine d’œuvres (auxquels il s’ajoute une abondante série de lithographies dans une sorte d’enclave).
Tous les tableaux se prêteraient à des commentaires, sur la position, l’attitude des animaux. Comme pour cet éléphant encore, figuré à mi-corps, derrière une ligne effrayante de clous qui limite ses mouvements. Ou ces lions apathiques, « sein Blick ist vom Vorübergehen der Stäbe/ so müd geworden… » (Rilke). Ces perroquets auxquels il est permis juste quelques balancements sur des tiges de bois. On insistera davantage sur les formidables cadrages de Gilles Aillaud, cette façon qu’il a de nous confronter avec ce qui ressort de toutes ces images, une « séparation » fatale, de l’homme et de son environnement, une césure du vivant.
Peinture ferme comme pour souligner cette constatation, cette condamnation. Elle se fait légère, coups de pinceau quasi impressionnistes dans les peintures ramenées du voyage au Kenya. À peine est-il possible de distinguer les animaux, tellement l’unité se fait avec le paysage, tellement les deux se fondent. De l’Afrique, Aillaud a rapporté aussi le second volume d’une encyclopédie de tous les animaux, à l’instar de Buffon, elle s’élargira avec deux autres recueils en 1990 et 2000.
Les deux tableaux, il faut y revenir, où l’exposition se passe d’animaux : c’est d’une part, dans les rizières du Vietnam, un soldat américain fait prisonnier et surveillé par une jeune combattante, d’autre part deux travailleurs de la mine, à l’étroit dans leur cabine, les visages noircis de poussière de charbon. Ils datent de 1968 et 1971, des tableaux de lutte, plus explicites.