Grand Prix du jury lors de la dernière édition du Festival de Cannes, All We Imagine as Light parait enfin en salles. C’est un événement. Car le film révèle tout d’abord le talent d’une jeune réalisatrice inspirée, au regard sensible et délicat. Elle est aussi politiquement engagée, à coup de références à Poudovkine et Eisenstein dans A Night of Knowing Nothing (2021), son précédent film, ou à travers les réunions syndicales qu’elle met en scène dans All We Imagine as Light, où affleure une forte conscience de classe et une sororité en acte. Tout cela avec un sens aigu de la nuance, sans esprit de chapelle ou de système, à l’image de la vie. La récompense reçue à Cannes, après la sélection de Connan de Bertrand Mandico à la Quinzaine des réalisateurs et celle de Los Delincuentes de Rodrigo Moreno dans la catégorie Un certain regard en 2023, confirme l’élan qui porte ces dernières années Les Films Fauves, le coproducteur luxembourgeois du film qui enchaîne les hits au plus haut niveau international.
All We Imagine as Light de Payal Kapadia est le premier film indien sélectionné à Cannes depuis trente ans. Il était temps. Et pour cause : Ce film ne propose rien de moins qu’un renversement de la société patriarcale indienne, la réalisatrice ayant choisi de portraiturer trois infirmières de l’hôpital de Mumbai. Un lieu peuplé de femmes, porté à bout de bras par des femmes, et qui brasse à lui seul les nombreux défis auxquels l’Inde est confrontée : problème démographique, inégalité homme-femme, pluralité linguistique et sectarisme religieux renvoient l’image d’un pays fracturé, au bord de l’implosion. Soit l’hôpital comme symptôme de la société indienne, mais où les hommes sont repoussés sur les bords du récit. Il ne s’agit pas d’une mise à l’écart dogmatique, qui évacuerait par principe toute participation masculine, mais un retrait par défaut. Car Kapadia a le sens du mélodrame : chacun de ses films met en scène des couples contrariés, des amours entravés par le travail (Afternoon Clouds, 2017), la politique (les dérives du nationalisme hindou de Modi dans A Night of Knowing Nothing) ou la religion. Ainsi le mari de Prabhan, personnage central interprété tout en retenue par l’actrice Kani Kusruti, équivaut à une ellipse temporelle : parti travailler en Allemagne après leur mariage (forcé), il disparaît. Anu (Dyvia Prabha) et son petit-ami doivent cacher leur relation amoureuse pour des raisons de convenance sociale (ils ne partagent la même religion). Quant à Parvaty (Chahhya Kadam) qui complète ce trio féminin attachant, elle est veuve et se démène contre les promoteurs qu’ils souhaitent l’expulser de son logement…
Dans un geste similaire qui animait Wang Bing dans Jeunesse (Le Printemps), également coproduit par Les Films Fauves, Payal Kapadia met en lumière des travailleuses de l’ombre, humbles et magnifiques de dignité. Trois femmes qui soignent le monde de leurs mains et représentent les trois âges de la vie, comme s’il en était d’un seul et même destin initiatique. Jusque-là empêtré dans des déterminismes insurmontables, à l’instar de ses personnages coincés dans une existence terne, All We Imagine as Light bascule poétiquement vers le Sud du pays, au plus près de l’océan venteux, en guise d’ultime délivrance. Une seconde partie qui est alors accomplissement du désir. Certaines entraves se lèvent, d’étranges apparitions resurgissent, de manière surréelle ; la voix tend à s’autonomiser du corps, comme si elle voyageait ou se tenait en suspension dans l’air, circulant d’un personnage à un autre (Tabou de Michel Gomes est l’une des références citées par Payal Kapadia). Tout cela pour accoucher d’une image de paix et de bonheur, face à l’absolu de la mer. Sublime moment de communion, grand-petit soir auquel prennent part tous les âges, tous les sexes, et autant de passions auparavant tues.