Bernard, le meilleur ami de Tom Lunies, veut mourir. Une vérité si limpide et cartésienne qu’il en est venu à appeler Sterben la partition sur laquelle il travaille sans relâche et à laquelle son ami Tom, renommé chef d’orchestre, est censé donner corps et âme. Sauf que pendant les répétitions, Bernard, éternel râleur, sans cesse confronté à sa propre insuffisance et à celle des autres, compositeur maudit et tourmenté, rode autour de la scène comme un lion en cage, engueulant les musiciens, insistant à décaler la première, que rien n’est prêt, que rien ne va, qu’il faut tout jeter à la poubelle, tout abandonner. Tom pourtant lui rappelle les aléas d’une telle production, l’impossibilité de laisser tout le monde en plan, la nécessité de continuer.
Ça n’est pourtant pas le seul souci de Tom Lunies, et Bernard n’est qu’un des personnages secondaires – quoiqu’un personnage magistralement écrit et incarné – de cette saga familiale telle qu’on a plutôt l’habitude, en Allemagne, d’en voir en littérature qu’au cinéma. Car Tom Lunies, incarné avec brio par un Lars Eidinger phénoménal, vient d’être intronisé demi-père de l’enfant de son ex, tombée enceinte d’un mec dont elle ne veut pas Le père biologique, est dégradé au rang de co-père un peu ridicule et se voit interdit d’accès à la salle d’accouchement alors que Tom, lui, y assiste.
Peu après l’accouchement, il apprend de sa mère Lissy, que tout va mal de ce côté-là aussi – son père Gerd, dément, a dû être placé en Ehpad, où il se meurt lentement, alors qu’elle est atteinte d’un cancer incurable, de sorte que Lissy lui conseille de se préparer, dans un futur proche, à deux enterrements.
Sa sœur Ellen est devenue assistante dans un cabinet de dentiste pour la seule raison que, quand elle raconte que son frère est chef d’orchestre, on lui répond toujours par « la classe » et qu’elle avait voulu exercer le métier le moins classe possible. Assistante dentaire donc, elle reste injoignable comme toujours et ne fait dans le film, un peu à la manière de Tartuffe, qu’une apparition tardive mais spectaculaire. Au début de la quatrième partie du film, elle se réveille dans la salle de petit déjeuner d’un hôtel, entourée d’une famille aux côtés de laquelle elle est attablée et qui parle une langue qu’elle ne comprend pas. Désorientée, confuse et visiblement en gueule de bois, elle monte dans sa chambre, d’où elle appelle la réception pour demander non seulement dans quel hôtel elle est descendue mais, surtout, dans quel pays elle se trouve.
Lilith Stangenberg campe ici un personnage d’alcoolique férocement drôle et tragiquement incurable, pendant féminin de Ben Sanderson dans Leaving Las Vegas, qui fait tantôt hurler de rire (quand ivre morte, elle s’endort sur un patient sur la bouche duquel le dentiste s’affaire avec sa fraise) tantôt trembler d’inquiétude (quand ivre morte, elle se fait renverser par une voiture).
Bref, les choses vont au plus mal dans ce film que Mathias Glasner dit avoir écrit pour transcender son propre vécu familial en une fiction. Elle commence sur un ton naturaliste que n’aurait pas renié Ken Loach. Glasner filme d’abord ce couple parental vieillissant confronté à son propre déclin mental et physique, puis à sa propre mortalité, pour verser ensuite dans une pluralité de tons. Au fur et à mesure que se déclinent les cinq parties qui constituent le film sous différents angles – ceux du burlesque, de la mélancolie, de la violence –, le tragique de nos existences lestées par la certitude, comme le disait le philosophe français Clément Rosset, que tout meurt, tout le temps, et que même la transcendance artistique ne peut pas grand-chose à ce constat, on sait que le film trottera encore dans nos têtes bien longtemps. On sort de Sterben le ventre noué,
Sterben est un film ambitieux et profondément intime, qui se donne les moyens de son ambition. Glasner y enchaîne les moments de bravoure sans que cela ne frôle la vantardise du premier de classe – on y trouve une conversation d’une rare et brutale honnêteté entre une mère et un fils qui se disent le peu d’amour qu’ils se sont porté l’un à l’autre, parlent de cette indifférence quasiment génétique, ce vide à la place de l’amour filial ou maternel avec une cruauté et une honnêteté telle qu’on en rit de sidération.
On y trouve un deuil qui se dit sans mots, quand Tom dirige l’ultime partition de son ami et que la caméra s’attarde, en plan rapproché, sur Lars Eidinger, stoïque en apparence mais sur le faciès duquel se peignent toutes les étapes d’un deuil intérieur, infime et infinie tristesse que seul un comédien comme lui pouvait jouer ainsi, où se miroite la lancinante et inconsolable douleur de perdre quelqu’un qu’on a tous déjà ressentis et qu’on retrouvera partout sur le chemin de nos vies.
Sa structure doit évidemment autant à la partition de Bernard (qui donne un peu maladroitement son titre français au film) qu’à la tragédie classique, permettant à Glasner, en ces trois heures de film qui passent en un coup de vent, de décliner différentes versions de son regard lucide mais tendre, impitoyable et drôle sur cette famille si dysfonctionnelle qu’il y a de fortes chances que vous regarderez la vôtre d’un regard plus indulgent, avec un certain soulagement et la certitude que ça aurait pu être pire.
Il y a, sur l’affiche du film, le mot Sterben tracé en grandes lettres, avec le e qui, indécis, flotte au-dessus des autres lettres, Strben donc, et plus longtemps on la regarde, plus on se dit qu’entre sterben et streben, entre mourir et aspirer à quelque chose, se trouve toute la palette de nos pauvres vies, prises en tenaille que nous sommes entre notre volonté de dépasser du lot et la cruelle réalité qui fait que peu importe ce que nous accomplissons, que nous nous élevions dans les hautes sphères artistiques comme Tom ou que nous nous noyions dans l’addiction comme Ellen, nous mourrons dans un monde aussi indifférent à notre sort qu’il l’est à celui-ci des mouches.
C’est cela, ce constat, qui passe sur le visage de Lars Eidinger dans la finale Fassung de la grande et éblouissante œuvre de son ami, écrite en amont du film par le compositeur Lorenz Dangel.
Tout cela, Mathias Glasner le dit sans concession aucune, si ce n’est à la beauté de la musique et du jeu de ses comédiens. Alors que la presse française ne tarit pas d’articles sur Megapolis, l’énorme navet mégalo de Coppola, impressionnant seulement par l’envergure du désastre, l’ampleur (économique et artistique) de son naufrage, et que le jury de la Berlinale est injustement passé à côté du film de Glasner, se contentant de lui attribuer un petit ours pour le meilleur scénario avec ce complexe d’infériorité qu’éprouve parfois l’Allemagne par rapport à ses propres productions, lui préférant donc le documentaire certes important, mais un peu bâclé de Mati Diop, il faut se rendre à l’évidence : Sterben est bel et bien le meilleur film allemand de cette décennie.