Le cinquième rapport de l’Organisation Internationale du Travail depuis février éclaire sur les impacts du Covid-19

Des pertes d’emplois par millions

d'Lëtzebuerger Land vom 07.08.2020

Un geste « chiche, choquant et humiliant » : ainsi a été qualifiée par le personnel du grossiste alimentaire suisse Aligro, la distribution, comme récompense pour les « services rendus » pendant la crise sanitaire, d’un chèque-repas de 200 CHF (185 euros) valable uniquement chez les restaurateurs clients de la société. Une faveur qui n’était pas accordée en cas d’absence, même justifiée par la maladie, Covid-19 compris, ou la garde d’enfants. En France, les employés de l’Intermarché de Miramas (entre Arles et Marseille) ont reçu au même titre des bons d’achat de cinquante euros, uniquement utilisables dans les rayons alimentaires de leur magasin. Un geste à mettre en regard de la promesse, faite au début du confinement par les enseignes françaises de grande distribution, d’octroyer une prime de mille euros à leurs salariés pour les remercier de leur mobilisation au travail en dépit des risques. Pendant le confinement et aussitôt après, parmi les personnes qui ne pouvaient recourir au télétravail, seuls les soignants, toutes catégories confondues, ont eu droit à une certaine reconnaissance sociale et financière, jugée insuffisante par beaucoup. En revanche les « petites mains » dont on a fait mine de découvrir l’utilité sociale, comme les caissières, les livreurs, les routiers ou les conducteurs de bus, n’en ont guère bénéficié malgré les belles promesses.

C’est dans ce contexte de relations sociales tendues qu’a été publié le 30 juin le rapport de l’Observatoire de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) sur le Covid‑19 et le monde du travail. Il s’agit de la cinquième édition depuis le début de la crise sanitaire. Les précédentes avaient déjà noté que si « les perturbations considérables causées par la pandémie sur le marché du travail concernent toutes les catégories de travailleurs, certains groupes sont particulièrement touchés ». L’OIT avait alors souligné l’impact de la crise sur les jeunes salariés et sur les travailleurs du secteur informel : ces derniers, particulièrement nombreux dans les pays en développement, ont été plus gravement touchés que lors des crises précédentes. En effet ils ont peu de possibilités de faire du télétravail et sont plus vulnérables aux mesures de confinement.

Le rapport publié le 30 juin se penche plus spécifiquement sur le cas des femmes avec « des tendances inquiétantes qui menacent d’aggraver les disparités existantes et de réduire à néant les gains récents enregistrés en matière d’égalité de genre sur le marché du travail ». Mais il présente surtout une analyse quantitative de la baisse des heures travaillées, qui selon l’OIT, « constitue un indicateur global de l’impact de la crise du Covid‑19 sur le marché du travail ». La quasi-totalité des travailleurs dans le monde, soit 93 pour cent, vit dans des pays où ont été prises des mesures de fermeture des lieux de travail sous une forme ou sous une autre. Des assouplissements ont eu lieu à partir de mai, mais fin juin des restrictions importantes persistaient en Amérique du nord et en Amérique latine tandis que les obligations générales de fermeture avaient quasiment disparu en Europe, en Asie centrale, en Afrique et dans les pays arabes.

La fermeture des lieux de travail et l’application d’autres mesures de confinement, combinées à la détérioration rapide des conditions économiques, ont conduit à une chute brutale des heures travaillées entre janvier et juin 2020. La baisse est même plus forte qu’estimée dans la deuxième édition de « l’Observatoire de l’OIT » parue le 7 avril. Au premier trimestre 2020, environ 5,4 pour cent des heures travaillées dans le monde ont été perdues par rapport au trimestre précédent, ce qui équivaut à 155 millions d’emplois à temps plein (sur la base de 48 heures de travail par semaine). Sans surprise l’Asie de l’est a pesé à elle seule 61,3 pour cent de la réduction globale (95 millions d’emplois ETP) à cause de la Chine où un confinement strict est apparu dès la fin janvier. Cela représente une baisse de 11,6 pour cent des heures travaillées. L’Europe était alors moins touchée, avec une perte moyenne de 4,2 pour cent (de 3 pour cent au nord à 5,3 au sud) équivalente à six millions d’emplois tout comme l’Amérique du nord (diminution de 1,8 pour cent pour deux millions d’emplois).

Les choses ont nettement changé entre avril et juin. Au niveau mondial la baisse des heures travaillées s’est amplifiée, avec sur le deuxième trimestre une perte équivalant cette fois à 400 millions d’emplois ETP, soit 2,6 fois plus que sur les trois premiers mois. En valeur, c’est toujours en Asie que la perte a été la plus importante avec 233 millions d’emplois, soit 86,4 pour cent de plus qu’au trimestre précédent mais elle est désormais surtout concentrée dans le sud et le sud-est du continent (145 millions d’emplois en moins). En évolution, le plus fort creusement de pertes a été enregistré sur les continents américains où la destruction d’emplois est passée de onze millions au premier trimestre à 70 millions au deuxième, soit 6,4 fois plus. En Europe du nord, du sud et de l’ouest, la perte d’emplois, estimée à 29 millions d’avril à juin, a été 4,8 fois supérieure à celle de janvier à mars, une évolution proche de celle de l’Europe de l’est passée de 3 à 15 millions d’emplois perdus.

Les perspectives pour la fin de l’année 2020 ne sont pas bonnes, car « la reprise du marché du travail sera aléatoire et partielle », de sorte que les pertes en heures travaillées devraient continuer et encore représenter quelque 140 millions d’emplois à temps plein au quatrième trimestre (octobre-décembre) de cette année dans le scénario de base. Elles seraient toujours majoritairement localisées en Asie (57 pour cent), mais la part des Amériques et de l’Europe devraient légèrement augmenter (totalisant un tiers des pertes contre 29 pour cent d’avril à juin). Cependant, selon une version pessimiste, qui suppose une deuxième vague de la pandémie avant la fin de l’année, la perte en heures travaillées équivaudrait à 340 millions d’emplois à temps plein au dernier trimestre, soit deux fois et demi plus, avec une répartition assez semblable selon les pays. Même si l’on suit un scénario optimiste, fondé sur une reprise économique rapide, les heures de travail dans le monde ne reviendraient pas au niveau d’avant la crise : elles se situeraient en décembre 2020 à un niveau inférieur de 1,2 pour cent à celui de fin 2019 soit tout de même la perte de quelque 34 millions d’emplois dans le monde, sauf dans les pays arabes et en Afrique.

Les femmes en première ligne

La crise économique née du Covid‑19 a touché plus fortement les femmes que les hommes, pour quatre raisons majeures selon l’OIT. Elles sont nombreuses à travailler dans des activités gravement touchées par la crise, notamment les services. Entre 45 et 59 pour cent, selon les régions du monde, de celles ayant un emploi exercent dans les secteurs très affectés comme l’hôtellerie et la restauration ou le commerce de détail, contre 33 à 42 pour cent des hommes. De plus elles y travaillent souvent de manière informelle (42 pour cent contre 32 pour les hommes). Les mesures de confinement ont rendu très vulnérables les femmes qui exercent une activité professionnelle dans le travail domestique. Le nombre de celles risquant de perdre leur emploi et leur revenu était estimé en juin 2020 à 37 millions (soit la moitié de tous les personnels domestiques). Comme il s’agit surtout d’immigrées, leur vulnérabilité est accrue par la faiblesse de la protection sociale dans les pays hôtes et par l’impossibilité de pouvoir rentrer chez elles en cas de confinement et d’interdictions de voyager.

Dans le monde, les femmes représentent plus de 70 pour cent des personnes employées dans le secteur de la santé et de l’action sociale, jusqu’à 80 pour cent dans les régions les plus développées. Avant la crise elles y occupaient déjà des emplois moins qualifiés et moins bien payés que les hommes. Pendant la crise sanitaire, elles ont dû en plus affronter des conditions de travail très pénibles (horaires, stress, manque de moyens) et parfois dangereuses en raison des risques accrus de contamination, surtout dans les pays pauvres. Enfin, alors qu’en temps normal, les femmes assurent déjà environ les trois quarts des « soins non rémunérés » (assistance aux proches notamment aux enfants) elles ont été frappées de plein fouet par la fermeture des crèches et des écoles, sans pouvoir compter sur des personnes plus âgées au sein de la famille pour cause de confinement. La situation des mères célibataires (près de 80 pour cent des parents isolés) était souvent critique quand elles devaient continuer à travailler, même à distance.

L’OIT, qui a également relevé les risques accrus de violences domestiques durant la crise, s’inquiète de la diminution plus rapide de l’emploi des femmes. Dans un pays aussi avancé que le Canada, il a chuté de 15,5 pour cent de mai 2019 à mai 2020, soit 3,7 points de plus que celui des hommes. Aux États-Unis, il a baissé de 13,8 pour cent, deux points et demi de plus que chez les hommes.

Cas de figure

Selon l’OIT « se concentrer seulement sur le chômage constitue une vision trop limitée pour évaluer l’impact de la pandémie sur le marché du travail », car les pertes en heures travaillées recouvrent quatre situations :

1/ Les horaires raccourcis : baisse de la moyenne des heures hebdomadaires travaillées par comparaison avec la situation d’avant la crise.

2/ L’occupation d’un emploi sans effectuer aucun travail : ce cas recouvre également celui des salariés absents de leur travail de manière temporaire (comme les personnes en chômage partiel ou en arrêt maladie).

3/ Le chômage au sens habituel du terme : personnes sans emploi et en recherchant un.

4/ L’inactivité : retrait de la population active.

Il existe des différences considérables dans la composition des pertes d’heures travaillées selon les pays. Au Royaume-Uni en mars et avril, les cas des personnes ayant un emploi mais ne travaillant pas représentait 73 pour cent des pertes d’heures de travail. La proportion était beaucoup plus faible au Canada (48 pour cent) et surtout aux États- Unis (24 pour cent) : dans ce pays le chômage de millions de salariés et les retraits d’activités étaient responsables des deux tiers de la diminution des heures travaillées. En Corée c’est la réduction du temps de travail qui a été privilégiée (56 pour cent des pertes). Au Canada la proportion liée à la mise en retrait de la vie active est assez élevée (28 pour cent).

Georges Canto
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