Christine Lagarde veut profiter de la poursuite et même de l’amplification du programme de rachats d’actifs de la BCE (également appelé Quantitative Easing ou QE) pour que sa politique monétaire réponde mieux aux exigences de la transition écologique. Dans une interview au Financial Times le 7 juillet elle s’est déclarée prête à « explorer toutes les voies disponibles pour lutter contre le changement climatique ». Avant même qu’elle succède à Mario Draghi le 1er novembre 2019, certains se demandaient comment l’ancienne ministre française de l’Économie (2007-2011) allait se démarquer de son prédécesseur. Ils n’ont pas tardé à avoir la réponse : « verdir » l’action de la BCE est une priorité de son mandat, comme elle s’y est engagée dès septembre 2019 lors de son audition devant le Parlement européen.
Une position guère surprenante de la part de celle qui avait ajouté l’objectif climatique à l’agenda du Fonds monétaire international quand elle en était la directrice générale (2011-2019). À la BCE, cet « axe de différenciation » était tout trouvé. Non seulement la finance verte est dans l’air du temps, mais la politique « d’assouplissement quantitatif » ne s’était jusque-là pas montrée très sensible à l’impératif climatique. De mars 2015 à décembre 2018, face aux risques de déflation, la BCE avait racheté des titres tous les mois sur les marchés financiers pour un montant total de 2 600 milliards d’euros. Mais selon les estimations publiées en mars 2019 par l’institut Veblen, un think tank économique et écologique, et Positive Money Europe, une ONG qui défend une orientation plus « citoyenne » des politiques monétaires, 63 pour cent des titres acquis dans le cadre de cette politique avaient été émis par « des entreprises opérant dans les secteurs les plus émetteurs de gaz à effet de serre : production et distribution d’énergies fossiles et d’électricité, secteur automobile ». En revanche les secteurs contribuant à la transition écologique, comme le transport ferroviaire, ne représentaient qu’environ sept pour cent du portefeuille.
En pratique la BCE rachète aux banques les titres représentatifs d’emprunts déjà émis qu’elles détiennent en portefeuille. Ce faisant, elle leur « redonne de la liquidité » pour leur maintenir voire développer les crédits aux ménages et entreprises, et soutenir ainsi la production et l’emploi. En favorisant le rachat d’obligations (voire d’actions, lire encadré) respectant des critères environnementaux, la BCE souhaite inciter indirectement les États, les collectivités publiques et les entreprises à en émettre davantage, contribuant de la sorte au financement d’activités peu polluantes, en Europe et dans le reste du monde. À point nommé le Parlement européen a adopté mi-juin les critères de définition d’un investissement vert : l’atténuation du changement climatique et l’adaptation à celui-ci ; l’utilisation durable et la protection de l’eau et des ressources marines ; la transition vers une économie circulaire, notamment la limitation des déchets et l’augmentation de l’utilisation des matières premières secondaires ; la prévention et le contrôle de la pollution ; et enfin la protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes. Ils permettent d’établir une nomenclature (ou « taxonomie ») des secteurs ou projets pouvant recevoir un green label qui permettra de guider le choix des épargnants mais aussi des établissements financiers : ils pourront ainsi, par exemple, octroyer des prêts à de meilleures conditions aux activités économiques durables. Madame Lagarde a appelé la Commission européenne à poursuivre son chantier, comprenant l’actualisation régulière des critères de sélection et le traitement de l’épineuse question du nucléaire (lire encadré).
La situation est idéale à double titre. D’un côté, la « force de frappe » de la BCE a été revue à la hausse dès le mois de mars pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie, avec deux vagues de dotations qui ont porté à 1 350 milliards d’euros son potentiel de rachat pendant la durée, par essence inconnue, de la crise sanitaire. « Les temps extraordinaires nécessitent une action extraordinaire » a déclaré Christine Lagarde. De l’autre, avant même les confinements, les entreprises comme les États émettaient de plus en plus d’obligations vertes, même si la tendance au verdissement ne doit pas être exagérée. Selon l’économiste Maxime Combes, l’encours des green bonds est de l’ordre de mille milliards de dollars, soit seulement un pour cent du stock total d’obligations en circulation. Mais l’appétit des investisseurs pour la dette verte est réel et ne s’est pas démenti avec la crise sanitaire et ses conséquences économiques, bien au contraire. Selon une analyste de S&P, ils sont convaincus que « les entreprises qui ont mis en place des dispositifs de gestion de la dimension sociale et environnementale sont mieux en mesure de s’adapter ». De plus, la crise aurait entraîné une demande supplémentaire de transparence et de recherche d’impact de l’investissement, des critères auxquels la finance durable est historiquement sensible.
La prudence reste de mise. Robert Holzmann, gouverneur de la Banque centrale autrichienne, a reconnu en évoquant les obligations climatiques, que « le marché est encore souvent très petit et peu liquide ». Par ailleurs la forte demande des investisseurs excède aujourd’hui les capacités d’émissions vertes des entités publiques et privées. De ce fait les titres proposés sur le marché deviennent plus sophistiqués et le greenwashing va bon train. En admettant que le programme annoncé de rachats d’actifs de la BCE soit valable jusqu’en décembre 2020, il représente une somme colossale de 150 milliards d’euros par mois, bien supérieure à ce que le marché existant et les nouvelles émissions d’obligations vertes peuvent fournir. La BCE sera donc obligée de continuer à acheter des titres « classiques », ce qui risque de ralentir son « verdissement ». Un processus qui passe aussi, logiquement, par l’élimination progressive de son bilan des titres financiers des secteurs et entreprises polluantes qu’elle détient. La tâche n’aura rien du long fleuve tranquille. Comme le souligne Anna Creti, responsable de la chaire Économie du climat à l’université Paris-Dauphine, « derrière les obligations de Total, il y a toute une filière, il y a des emplois. Se désengager brutalement de certains secteurs risque de déstabiliser l’économie dans son ensemble », ce qui irait à l’encontre d’une des missions-clés confiées à la BCE lors de sa création. D’autre part cette dernière devrait, pour y parvenir, « engager un rapport de force avec certains pays, ceux dont l’économie est la plus carbonée, qui ont tout intérêt à freiner les investissements verts ». Christine Lagarde a dû reconnaître que vu « la taille des actifs carbonés dans le bilan de la BCE, les choses ne peuvent changer du jour au lendemain ». Son ambition a également été contrariée par la crise sanitaire, car depuis le début de la pandémie le volet social et économique de l’action de la BCE a quelque peu éclipsé le volet climatique. Mais cette période semble désormais révolue, comme l’a prouvé l’interview donnée le 7 juillet : le chantier « tous azimuts » lancé en début d’année peut reprendre, pour qu’« en fin de compte, l’argent parle », selon l’expression de Christine Lagarde.
Trois catégories d‘investissements
Selon la classification du Parlement européen, il existe trois catégories d’activités économiques durables. En premier lieu, les « activités vertes » proprement dites, qui ont un impact positif direct sur le climat et l’environnement. Deuxièmement, les « activités de transition », recouvrant des secteurs comme la sidérurgie, qui n’ont pas encore de solution de remplacement, mais qui s’efforcent d’appliquer les meilleures pratiques disponibles pour réduire leurs émissions. Enfin « les activités dites facilitatrices », qui aident au développement d’activités zéro carbone, par exemple la fabrication d’éoliennes. La question du nucléaire est toujours en suspens, en raison des fortes divergences entre d’un côté la France soutenue par certains pays de l’est et de l’autre l’Allemagne, sur la même ligne que l’Autriche, le Luxembourg et la Grèce. Le Parlement européen a fixé à fin 2021 la date-butoir pour une prise de décision, en considérant dès à présent que « le gaz et l’énergie nucléaire seraient potentiellement labellisés comme activités transitoires et favorisantes conformément au principe DNH (pour do-no-harm) selon lequel, pour être considérée comme durable, une activité doit contribuer significativement à l’un des six critères retenus, au minimum, sans causer de préjudice important aux autres. gc
Des obligations aux actions
Interrogé sur le fait de savoir si la BCE pourrait un jour élargir ses rachats de titres aux actions, Robert Holzmann, gouverneur de la Banque centrale autrichienne et membre du Conseil des gouverneurs de la BCE a répondu, début juin, « il ne faut jamais dire jamais ». La question n’a pas encore été discutée, a-t-il reconnu, mais l’éventualité se situerait dans la droite ligne de l’élargissement des instruments financiers sur lesquels portent les interventions de la BCE. En mai 2010 avait été lancé, avec une grande discrétion, le Securities Markets Programme (SMP) consistant à racheter sur le marché secondaire les obligations souveraines des États de la zone euro faisant face à la défiance des investisseurs, qui exigeaient des primes de risques élevés pour acquérir leurs titres. En mars 2016, le programme de rachat de dette publique, très développé depuis l’année précédente, était étendu à la dette corporate, un marché alors évalué à 400 milliards d’euros. L’achat d’actions poserait d’autres problèmes que ceux, strictement financiers, de capitalisation, de volatilité ou de liquidité, car la BCE se trouverait juridiquement co-propriétaire des sociétés émettrices. gc
Le fonds de la BRI
Les banques centrales du monde entier soucieuses de « verdir leurs bilans » peuvent aussi souscrire des actions ou des parts de fonds spécialisés. Précisément la Banque des règlements internationaux (BRI), dont le siège est à Bâle, a lancé fin septembre 2019 un fonds d’obligations vertes à leur intention. Il s’agit d’un fonds ouvert de droit suisse, à revenu fixe, investissant dans des green bonds ayant au minimum une note de crédit de A-, qui correspond aux placements de qualité moyenne-supérieure dans l’échelle des agences de notation. Ces titres doivent également répondre aux exigences fixées par l’Association internationale des marchés de capitaux (ICMA selon son sigle anglais) pour les obligations vertes ou aux principes édictés par la Climate Bonds Initiative : ils sont donc émis en vue de financer exclusivement des projets ayant un impact positif sur le climat ou contribuant à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. gc