Une enquête publiée en France fin avril montrait que le sentiment d’une augmentation des prix des biens de grande consommation depuis le début du confinement était partagé par 86 pour cent des sondés. Et pendant toute la période de lockdown, les réseaux sociaux se sont fait l’écho, un peu partout en Europe, de l’émotion des consommateurs face aux hausses des prix constatées dans les magasins encore ouverts. Bien qu’elle ait surtout touché les produits alimentaires et de première nécessité, cette « valse des étiquettes » a suffi à nourrir les inquiétudes sur un possible retour de l’inflation au moment de la reprise d’une activité normale.
Pour le coup ce serait presque une révolution car l’inflation, qui fut un fléau jusqu’au début des années 1980, a quasiment disparu depuis. Au Luxembourg où la hausse annuelle des prix avait été de près de onze pour cent en 1975, peu après le premier choc pétrolier, elle n’était plus que de 1,7 pour cent en 2019. Et la BCE qui, au moment de sa création en 1999, avait reçu comme mission de la ramener à deux pour cent dans la zone euro, serait aujourd’hui bien contente de la voir se hisser à ce niveau : la hausse des prix n’y a été que 1,6 pour cent en 2019, et le « taux d’inflation de base », le plus surveillé par la BCE, qui exclut les prix de l’énergie et des produits alimentaires non-transformés, n’a pas dépassé 1,1 pour cent.
En dehors des constats ponctuels et sans doute peu significatifs opérés par les clients dans les grandes surfaces et sur les marchés, quels sont les éléments qui peuvent croire à un rebond de l’inflation ? Le premier renvoie à l’histoire. Si l’on considère que, par ses effets humains et matériels, la pandémie est équivalente à une guerre (dans son discours du 16 mars, le président français Macron a prononcé le mot à six reprises), le parallèle est évident : les périodes qui ont suivi les deux guerres mondiales ont été marquées par une très forte inflation, en raison notamment de l’incapacité de l’offre à satisfaire la demande qui repartait après plusieurs années de privations.
D’autres arguments sont d’ordre monétaire et économique. En théorie, le déversement colossal et continu de liquidités par les banques centrales devrait finir par se traduire dans les prix, surtout s’il est relayé par des formes nouvelles d’injection monétaire. Ainsi, pour soutenir la demande des ménages, les États-Unis n’ont pas hésité à recourir à la fameuse « monnaie-hélicoptère » : une loi votée fin mars permet au Trésor public d’apporter une aide directe de 1 200 dollars à chaque adulte ayant gagné moins de 99 000 dollars pendant l’année fiscale précédente, à quoi s’ajoutent 500 dollars par enfant âgé de moins de 17 ans. Plus de 140 millions de personnes auraient reçu un « stimulus check ».
Les quelques mois suivant le déconfinement pourraient aussi connaître une réduction de l’offre. Il est d’ores et déjà visible qu’un grand nombre d’entreprises ne reprendront pas de sitôt une activité normale, d’autant que les contraintes sanitaires comme la distanciation sociale, dont nul ne peut prévoir à quel moment elle sera levée, interdiront de facto le retour au statu quo ante. Une vague de faillites est attendue dès que les dispositifs d’aide parviendront à leur terme et la rentrée de septembre suscite les craintes les plus vives. De ce fait, dans certains secteurs, l’offre va diminuer pour cause de réduction de voilure voire de disparition d’entreprises, dans l’industrie (automobile, aéronautique) et dans des services tels que le transport, l’horeca et le commerce (textile, ameublement) tandis que la demande, même si elle ne retrouve pas rapidement ses niveaux antérieurs, restera soutenue.
À un peu plus long terme, l’offre de biens et services pourrait évoluer dans un sens inflationniste. La crise sanitaire a mis en évidence, parfois de façon dramatique, la dépendance extérieure de certains pays pour l’approvisionnement en produits parfois d’une grande banalité comme certains médicaments courants, mais aussi les masques et les gants sans parler de pièces détachées diverses. Dans plusieurs secteurs on envisage de relocaliser une partie de la production, à contre-courant du mouvement entamé dans les années 80. Personne ne doute que cette stratégie, à supposer qu’on puisse la mettre en œuvre à grande échelle, se traduirait par des hausses de prix des produits « rapatriés » en raison des coûts plus élevés, notamment de main d’œuvre, dans les pays développés.
Pour finir, on peut observer que l’inflation n’a jamais totalement disparu du paysage : si depuis plusieurs années les prix des biens et des services ont en moyenne très peu augmenté, ceux des actifs financiers et surtout des biens immobiliers n’ont cessé de croître. Au Luxembourg, selon Eurostat, la valeur des logements achetés par les ménages a été multipliée par 2,1 entre 2010 et 2018. Elle a augmenté de 85 pour cent aux Pays-Bas et de 76 pour cent au Royaume-Uni et en Suède. En Lituanie elle a triplé ! Confirmation des craintes concernant la hausse des prix, certains experts ont noté que les positions prises récemment par les hedge funds témoignaient d’une conviction de son rebond.
Malgré tout, il semble très peu probable que l’inflation reparte, même à court terme. Elle devrait même être encore plus faible qu’auparavant ! En effet, le 4 juin, alors qu’elle publiait par ailleurs des perspectives inquiétantes sur la conjoncture économique, la BCE a fortement abaissé ses prévisions d’inflation pour la zone euro : elle est attendue à 0,3 pour cent en 2020, à 0,8 pour cent en 2021 et à 1,3 pour cent en 2022, contre respectivement 1,1 pour cent, 1,4 pour cent et 1,6 pour cent lors des précédentes prévisions émises en mars dernier. Dans le passé jamais une telle révision à la baisse n’avait été effectuée dans un délai aussi court. Les conditions structurelles qui au cours des années récentes avaient pesé sur les prix (notamment la plus forte concurrence permise par la déréglementation et les nouvelles technologies) sont toujours en place.
Et la BCE redoute une contraction durable de la demande qui pourrait plonger l’économie européenne dans la déflation. Les entreprises industrielles pensent d’abord à liquider leurs stocks avant de recommencer à investir, et dans tous les secteurs l’heure est à l’attentisme faute de visibilité suffisante sur les conditions de la reprise. Si elle se produit, car la demande des consommateurs sera inévitablement impactée par les vagues de licenciements attendues à l’automne et par la constitution déjà très visible d’une épargne de précaution. En France, le célèbre « Livret A » a collecté sur les quatre premiers mois de l’année 2020 autant que sur l’ensemble de 2019 avec un record mensuel de 5,5 milliards d’euros en avril.
Théorie quantitative de la monnaie (TQM)
Cette théorie, présentée dès le XVIe siècle, a connu son heure de gloire dans le dernier quart du XXe siècle sous l’influence des économistes « monétaristes », dont Milton Friedman, prix Nobel en 1976, fut le héraut. Elle se résume par l’équation MV=PQ où M est la masse de monnaie disponible, V sa vitesse de circulation, P le niveau des prix et Q la quantité de biens et de services. Selon les monétaristes, sur une courte période, la vitesse de circulation de la monnaie V est stable, de même que Q car la production est peu élastique. Dans ces conditions, toute augmentation de la quantité de monnaie M entraîne une augmentation des prix P. La TQM est illustrée par la politique d’assouplissement quantitatif de la BCE depuis 2015 : l’accroissement de la quantité de monnaie en circulation est supposé booster la demande de consommation et d’investissement, avec comme résultat recherché de relancer l’économie et de maintenir l’inflation à un niveau proche de deux pour cent par an. Toutefois, malgré l’injection de liquidités considérables dans la zone euro (quelque 3 000 milliards d’euros avant même la crise sanitaire), la hausse des prix y reste très modérée et la croissance économique globalement atone : le PIB n’y a augmenté que de 1,2 pour cent en 2019 contre 1,9 pour cent en 2018 et 2,5 pour cent en 2017, une situation également bien connue au Japon depuis les années 1990. Tout se passe comme s’il existait une « trappe à liquidités » où disparaitrait la monnaie créée (thèse défendue par Keynes et ses disciples dont Paul Krugman, prix Nobel en 2008). Exemple récent : aux États-Unis, de nombreux bénéficiaires du « chèque Trump » ne l’ont pas dépensé mais ont préféré épargner pour faire face à l’augmentation brutale du chômage. Dans le cadre de la TQM, cette « trappe » s’analyse comme une diminution de la vitesse de circulation de la monnaie, ce qui, à quantités presque constantes, empêche les prix de monter très haut. gc