Tout montre désormais que la crise économique post-Covid 19 sera beaucoup plus longue à éradiquer que le virus lui-même. L’évolution du taux de chômage, l’indicateur le plus scruté par la population, et en même temps le plus redouté, ne laisse planer aucun doute à ce sujet.
La Commission européenne prévoit un taux de chômage de 10,1 pour cent dans l’UE à la fin de 2020, soit trois points et demi de plus en un an, une estimation jugée plutôt optimiste. En avril, le FMI évoquait un taux de 10,4 pour cent en France, de treize en Italie et de 21 en Espagne contre seulement quatre pour cent en Allemagne, mais il vient d’annoncer récemment que les chiffres publiés courant juin seront bien plus mauvais. Au Luxembourg, dans un document publié le 28 mai, le Statec prévoit une « hausse prononcée » du chômage en 2020 (+29 pour cent) « malgré des mesures de soutien d’une ampleur inédite ». Le Grand-Duché fait partie des pays qui avaient enregistré la plus forte hausse en un mois au début de la crise, le taux de chômage passant de 5,7 pour cent en février à 6,9 pour cent fin avril.
La situation est d’autant plus difficile à vivre qu’elle succède à un état de quasi-plein emploi dans certains pays. Aux États-Unis, selon le FMI, on passerait ainsi d’un taux de 3,7 pour cent fin 2019 à 10,4 pour cent fin 2020 soit presque trois fois plus (on est à vingt pour cent début juin !).
Dans l’UE, avec 13,984 millions de personnes sans emploi en février, juste avant les confinements (qui ont débuté à des dates différentes selon les pays), le taux de chômage atteignait 6,5 pour cent, et 7,3 pour cent dans la zone euro, les taux les plus faibles depuis la crise économique de 2008, proches de ceux du début du nouveau siècle. La moyenne cache naturellement de grandes différences selon les pays. Tandis que, malgré une forte baisse en un an, la Grèce et l’Espagne affichaient encore respectivement 16,4 et 13,6 pour cent, la République tchèque, les Pays-Bas et la Pologne connaissaient des taux inférieurs à trois pour cent !
Dès le mois de mars, les chiffres sont repartis à la hausse, et ne cessent de s’aggraver depuis. Dans plusieurs secteurs d’activité très impactés par le confinement, il est déjà visible qu’une fois que les mesures de soutien de l’emploi arriveront à leur terme, des vagues de licenciements considérables vont avoir lieu, d’autant que des « effets d’aubaine » ne sont pas à exclure : des entreprises déjà en sureffectifs avant la crise profiteraient de la situation pour « charger la barque » des suppressions de postes.
Et le phénomène sera durable. Dans l’UE, le taux de chômage devrait encore être de 9,7 pour cent fin 2021 soit à peine 0,4 point de moins que fin 2020, selon la Commission de Bruxelles. Dans son document de fin mai, le Statec luxembourgeois écrit énigmatiquement que la hausse du chômage « se poursuivrait en 2021 (+10 pour cent), illustrant une certaine hystérèse du chômage suite aux effets de second tour que cette crise économique majeure engendrera ».
Théorisé dès 1890 par le Britannique Alfred Marshall, l’effet d’hystérèse désigne une situation dans laquelle le taux de chômage d’équilibre augmente durablement, alors que sa cause a disparu. À ceux qui ne sont pas familiers du jargon des économistes (qui ont eux-mêmes emprunté ce terme aux physiciens) on peut expliquer l’effet d’hystérèse en reprenant la distinction plus classique entre chômage conjoncturel et chômage structurel.
Le chômage conjoncturel est dû à un ralentissement temporaire de l’activité économique, en particulier à cause de la baisse de la demande, qui peut elle-même s’expliquer de différentes manières. Pour s’adapter à la réduction de la consommation, la production diminue, d’autant qu’il faut d’abord liquider les stocks, et après un certain délai le chômage augmente. De façon plus rare, le chômage conjoncturel peut être dû à l’arrêt temporaire de la production pour des causes extérieures à l’économie comme une catastrophe naturelle ou une pandémie. Ces deux facteurs se sont cumulés au printemps 2020 car le confinement a eu des effets aussi bien sur l’offre que sur la demande.
Les espoirs de reprise de l’une comme de l’autre dès le début de l’été laissent espérer qu’après avoir fortement augmenté, surtout dans des pays comme les États-Unis, le chômage reviendrait progressivement à son étiage d’avant la crise sanitaire. Mais la plupart des experts n’y croient pas. Ils pensent plutôt que la crise provoquera une augmentation de la part structurelle du chômage, beaucoup plus difficile à maîtriser.
Cette composante est liée à des mutations des structures de la société dans le domaine démographique, économique, social, législatif ou technologique. Un décalage important finit par se creuser entre l’offre et la demande de travail, et son comblement est rendu difficile par les rigidités du marché de l’emploi : manque de mobilité de la main d’œuvre, inadaptation des qualifications, contraintes administratives, poids des charges sociales...
Dans certains pays, même au temps pas si lointain où l’activité économique était soutenue, le taux de chômage restait élevé par rapport à la moyenne européenne ou par comparaison aux pays voisins, précisément à cause de cette composante structurelle.
Ainsi en France fin 2019, le taux de chômage était de 8,1 pour cent de la population active, contre 6,3 pour cent pour l’UE (encore à 28) et 3,1 pour cent seulement en Allemagne. Avec ce pays l’écart était encore plus flagrant sur la population des jeunes de moins de 25 ans : 19 pour cent de chômeurs en France contre 5,8 pour cent en Allemagne (et 14,4 pour cent pour l’UE-28), s’expliquant essentiellement par la moindre flexibilité du marché du travail en France et par l’importance de l’apprentissage chez son voisin d’outre-Rhin. En France le chômage n’a jamais été inférieur à sept pour cent depuis… 1983, et s’est maintenu à des niveaux compris entre 9 et 10,5 pour cent dans la décennie 2010.
Plusieurs économistes pensent que cette situation de chômage structurel élevé va désormais concerner toute l’Europe et probablement d’autres grands pays en raison des changements suscités par la période de confinement. Bien que limitée à moins de deux mois, elle va sans doute laisser des traces durables, à l’image des évènements, également de courte durée, qui avaient marqué le printemps de 1968.
Ainsi Patrick Artus, directeur de la recherche et des études de la banque française Natixis (groupe Caisses d’Épargne/Banques Populaires) prévoit que la robotisation et le télétravail, qui sont deux atouts pour retrouver la productivité perdue, vont provoquer « une flambée du chômage ». Dans les deux cas il s’agit en fait de tendances observées avant le début de la crise, mais qui vont s’amplifier dans une proportion encore inconnue. On observe déjà un effet de polarisation du marché du travail entre d’un côté les services peu sophistiqués (dont les postes ont augmenté de vingte pour cent depuis 1998 dans les pays de l’OCDE) et de l’autre les jobs à forte valeur ajoutée dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication et les services financiers (hausse de trente pour cent sur la même période). Pour Patrick Artus « les emplois intermédiaires vont tout simplement disparaître » (le secteur manufacturier en a perdu un quart en vingt ans) et parmi les millions de salariés qui auront vu leur emploi détruit par le bond technologique tous ne pourront pas se recaser dans « le monde d’après ».
Quant au télétravail, l’économiste Nicolas Bloom, de l’université de Stanford, a montré que sous sa forme optimale (trois jours par semaine chez soi et deux jours au bureau) il permettait d’augmenter la productivité de treize pour cent. Un chiffre auquel beaucoup d’entreprises auront du mal à rester insensibles, d’autant que les salariés y trouvent aussi leur compte en termes de qualité de vie.
Quels moyens de lutte ?
Les aides de toutes sortes apportées aux entreprises et aux ménages visent à relancer la demande tout comme l’offre et à limiter l’augmentation du chômage conjoncturel. Sa hausse est néanmoins inévitable tellement les entreprises ont été violemment impactées par une interruption pourtant limitée à moins de deux mois. Il sera aussi plus durable que prévu. En effet, dans certains secteurs (les services notamment) le chiffre d’affaires perdu ne se rattrapera pas et dans d’autres (l’industrie) il faut d’abord écouler les stocks avant de produire à nouveau. De plus, les nouvelles contraintes sanitaires (distanciation sociale, désinfection, port du masque, etc.) dont on ignore la durée d’application, pèseront sur la reprise de l’activité. Parallèlement, il faut prendre des mesures pour réduire le chômage structurel, une tâche plus complexe car ses causes peuvent être diverses. Classiquement, elles portent sur les dispositifs de formation (initiale et continue), les encouragements à la mobilité géographique, à la recherche et à l’innovation. Elles sont plus faciles à faire accepter que celles qui visent à augmenter la flexibilité du marché du travail (comme l’obligation d’accepter certaines offres ou la multiplication des « petits jobs »). Elles ont toutes l’inconvénient de tarder à faire sentir leurs effets concrets, c’est pourquoi certains pays proches du plein-emploi avant la crise sanitaire devront désormais s’habituer à vivre avec un « chômage permanent ». gc