d’Land : Vous publiez Petit manuel pour une géographie de combat : de la privatisation des enclosures (les terres communales) britanniques aux actuelles « Routes de la soie » chinoises, en passant par le colonialisme ou le libre-échange, vous y présentez une saisissante série d’accaparements de territoires et d’expansions, qui paraissent intrinsèques au capitalisme, sans cesse tenu de trouver de nouveaux débouchés à ses profits. La géographie est donc une clé essentielle de compréhension ?
Renaud Duterme : On insiste généralement sur la dimension purement économique du capitalisme, on dit moins que sa croissance repose en effet sur l’expansion vers de nouveaux territoires. C’est la réponse principale à la contradiction de vendre toujours plus avec des coûts réduits : il s’agit de trouver de nouveaux marchés qui ne dépendent pas de ceux où se font ces réductions de coûts. La dimension spatiale est donc bien clé. C’est par les compagnies maritimes néerlandaise et britannique faisant du commerce à longue distance que cela a débuté, car elles ont pu échapper aux réglementations locales. Et du colonialisme au néocolonialisme jusqu’aux politiques de libre-échange, cette expansion n’a pas cessé. Au XIXème siècle, pensons au partage de l’Afrique ou aux guerres de l’opium, menées pour obliger la Chine à s’ouvrir.
Les logiques d’exploitation sociale et environnementale liées à ces expansions ont toujours été associées, écrivez-vous, donc ceci n’est pas seulement caractéristique de notre époque, marquée par les pollutions et le réchauffement climatique ?
Non, ce n’est pas nouveau : pour perdurer, le capitalisme doit ponctionner des écosystèmes externes et délocaliser ses nuisances. On le voit aujourd’hui, où les politiques européennes pour tenter de faire baisser les émissions de CO2 coïncident avec la délocalisation d’industries polluantes dans d’autres pays. Mais c’est un fait historique : en ponctionnant les ressources des pays colonisés, les colonisateurs ont pu soulager leurs propres écosystèmes. La « découverte » de l’Amérique a par exemple permis que le couvert forestier européen se régénère peu à peu. Aujourd’hui, les méthodes de calcul nationales du PIB, de la pollution ou des émissions de CO2 sont biaisées, car il n’est pas tenu compte de ce qui est externalisé.
Si ce besoin d’expansion est lié au capitalisme, pourquoi notre époque est-elle alors caractérisée par une mise en concurrence des territoires, ce que vous appelez une « lutte des lieux », en référence à la lutte des classes ?
Du fait de la liberté de circulation des marchandises et des capitaux à une échelle réellement planétaire. La vague néolibérale a consisté à délivrer le capital de ses chaînes spatiales. Jusqu’aux années 1970, des États interventionnistes contrôlaient certains pans de la société, il y avait des taxes douanières importantes, sans parler évidemment des dictatures communistes. Puis la suppression des obstacles à la circulation des marchandises et des capitaux a entraîné une mainmise de l’économie et de la sphère financière : à peu de choses près, tous les pays sont aujourd’hui capitalistes et la planète est devenue le terrain de jeu des investisseurs internationaux. Dans ce cadre concurrentiel extrême, les territoires qui eux sont immobiles doivent se plier aux desiderata des puissances mobiles, financières et multinationales. Et du coup, on trouve d’un côté les territoires gagnants, grandes villes et zones côtières, de l’autre les perdants, campagnes peu peuplées et anciens bastions industriels. Voyez la présidentielle américaine de 2016 : Hillary Clinton n’a gagné que sur les deux côtes Est et Ouest, les territoires les plus intégrés à la mondialisation.
Vous habitez près d’Arlon. Que vous inspire la prospérité du Luxembourg, avec autour des territoires étrangers moins riches ?
Je suis du sud de la province belge de Luxembourg, région aux trois frontières, où effectivement les Ardennes française, belge et la Lorraine sont plutôt pauvres, désindustrialisées et sans grandes villes. La hausse depuis trente ans du nombre de travailleurs frontaliers révèle bien un écart croissant de richesse. Mais le Luxembourg a atteint ce niveau de prospérité avec des avantages fiscaux pour attirer investissements extérieurs et services financiers. Donc non seulement cette prospérité ne peut pas être généralisée à tous les territoires, mais elle se fait au détriment des ressources des autres.
Vous évoquez en fin de livre des pistes comme « l’autonomie territoriale » ou « le protectionnisme solidaire ». L’autonomie, c’est différent de la souveraineté ?
La subordination des territoires aux puissances du marché a été rendue possible par des accords signés par les États eux-mêmes. Donc la bonne nouvelle, c’est que c’est réversible. Il s’agit d’abord de retrouver une certaine autonomie, des marges de manœuvre endogènes pour être moins dépendants des marchés. Regardez dans quelles crises l’endettement et la dépendance extérieure ont plongé l’Argentine ou le Liban1. L’Islande s’en est mieux sortie que d’autres car elle a adopté une politique volontariste de contrôle des mouvements de capitaux. Chypre en a aussi bloqués un temps, avec l’accord de l’UE. Et je préfère autonomie2 à souveraineté, car il n’y a pas les notions de repli identitaire ou de xénophobie qui me posent problème. Cela implique aussi une certaine coopération entre les territoires.
C’est un président américain grande figure du capitalisme qui a fait prendre à son pays un tournant protectionniste, vous l’évoquez peu dans votre livre.
Cela renvoie à un débat présenté de façon souvent binaire dans les médias, dans lequel je ne me reconnais pas : le protectionnisme irait de pair avec la fermeture des frontières aux immigrés. Mais cela ne va pas de soi. Bernie Sanders, La France insoumise ou l’ex-ministre Arnaud Montebourg mêlent critique du libre-échange et discours de tolérance. Et ce n’est pas idéologique, mais pragmatique : la mainmise du marché sur la société a échoué, car elle n’est pas synonyme de bien-être. Donc il faut « réencastrer » l’économie au sein de la société3, selon la formule de Karl Polanyi.
En France, le projet de réforme des retraites qui ouvre la voie à plus d’épargne privée, après la tentative stoppée en Belgique, n’est-ce pas aussi une recherche de débouchés ?
Oui, il y a bien une dimension géographique : cela va entraîner une baisse de pensions, et toute une série d’acteurs privés qui ont une influence internationale s’en réjouissent, car cela favorisera la capitalisation. BlackRock symbolise cela pour les retraites, BlackStone c’est dans le logement. Ce fonds américain est présent dans les grandes villes d’Europe et on est là dans le paroxysme de la marchandisation de la société, car on est passé pour le logement d’un droit, reconnu par les traités internationaux, à un investissement. Des milliers de personnes ne savent plus se loger dans les grandes villes, en raison des prix et des logements vides.
En restant dans la géographie, on s’aperçoit qu’en bloquant de nombreuses usines de Chine, la nouvelle épidémie de coronavirus déstabilise certains secteurs de l’économie…
Cela montre que nous sommes devenus trop dépendants de la Chine et des importations. Il faut regagner en autonomie. Voyons d’ailleurs comme la plupart des pays sont toujours restés en partie protectionnistes : États-Unis, Japon, Corée du Sud, Chine… Aujourd’hui, l’UE fait figure de dindon de la farce.
Pourquoi avoir choisi de présenter cet ouvrage comme un « manuel ». C’est votre métier de professeur de géographie dans le secondaire en Belgique ?
C’est surtout pour montrer qu’une « géographie populaire » est possible, pour donner des outils de compréhension et de luttes, relier combats locaux et enjeux globaux. Montrer qu’on peut contrôler les mouvements de capitaux, sans collectivisation forcée de l’économie et sans des goulags à chaque coin de rue (rires…)