D’Land am Schiet, premier long-métrage de Lukas Grevis, une agréable surprise et un film prometteur

La face cachée de la campagne

d'Lëtzebuerger Land vom 27.09.2024

Le film s’ouvre avec deux piliers de la culture luxembourgeoise : Ons Heemecht, notre hymne national, et un Burgbrennen, la fête qui célèbre la sortie de l’hiver. Une manière de plonger d’entrée le spectateur dans un Grand-Duché profond, celui des traditions ancestrales et du « mir wellen bleiwen wat mir sinn ». Un Luxembourg éloigné – mentalement du moins – de la ville, de son centre d’affaires, de ses écoles internationales et de ses 70,8 pour cent de résidents étrangers, éloigné aussi de ses autres grands centres résidentiels.

Le jeune réalisateur Lukas Grevis qui a précédemment signé plusieurs courts – The Song of the Shells, Two Figures at a River, One Day Longer, Defining Leift – livre ici son premier long. D’Land am Schiet (The Land in the Shadows dans sa version pour l’exportation) débute donc à la campagne dans le petit village imaginaire de Letzweiler. Certes, il y a internet, certes, les jeunes ont leur propres chaines Tik Tok pour partager leurs vidéos et les réseaux sociaux pour discuter… Mais, ici tout le monde se connaît depuis des décennies, les familles possèdent les terres depuis des générations, et les étrangers – qu’ils soient en provenance d’un autre pays ou tout simplement d’une autre région – ne sont pas vraiment les bienvenus. Oh, attention, pas question d’agression ou d’insultes, on se contente de leur faire comprendre qu’ils ne seront jamais ici chez eux.

À Letzweiler, on vit de l’agriculture. Pour passer le temps on chasse, on se balade dans les bois, on se raconte les histoires du vieux chien sauvage qui vit dans la forêt et on s’engueule, gentiment, dans le seul petit bar du coin. Il y a aussi le terrain de foot pour les sportifs et puis le vieux chalet discret où se retrouvent les jeunes pour descendre quelques verres, fumer quelques pétards et philosopher sur ce monde qu’ils ne connaissent pas et sur cette vie monotone et ennuyante. C’est à peu près tout.

C’est là, au milieu de nulle part, que vivent Jos (Max Thommes) et Sara (Marie Jung). Ils sont en couple depuis pas très longtemps. Lui habite toujours dans la ferme de sa mère, Charlotte (Nora Koenig), tandis qu’elle élève seule son fils d’une dizaine d’années après le décès de son mari. Elle tient le bar du village, il s’occupe de la ferme. Une ferme bien trop grande pour leurs besoins actuels, ce qui donne au couple l’idée d’en utiliser une partie pour créer un centre pour réfugiés. Un projet modeste dont on ne connait pas les détails, juste que, s’ils parviennent à obtenir quelques appuis financiers supplémentaires, ils pourraient proposer quelques classes de musique.

Un bien beau projet, mais qui ne plaît pas du tout à une frange de la population locale. Une frange menée par le vieux Frenz qui veux continuer, comme il le dit on ne peut plus clairement, « à se sentir chez lui ». « Je veux ne pas avoir peur quand je rentre à la maison le soir, je veux mes gens, je veux mon église, je veux ma langue » finit-il même par sortir lors d’une réunion du village. Un discours qui ressemble clairement à celui de certains politiciens et députés. La tension va monter d’un cran au fur et à mesure que le projet de Jos et Sara avance.

Pour nous raconter cela, Lukas Grevis montre la semaine qui précède la traditionnelle fête du Burgbrennen, jour après jour. Un événement populaire et festif qui sert au bourgmestre local, poussé par Frenz, à mettre en place une consultation populaire auprès de ses administrés pour connaître leur opinion sur l’arrivée possible de réfugiés dans leur commune. On imagine d’avance le résultat d’un tel référendum local quand le seul camp à prendre la parole en public est celui de la peur de l’autre !

On suit ces personnages dans leur vie quotidienne sans grandes surprises ou expectatives. Bien que parfaitement relié aux alentours – il y a des routes, des voitures, etc. mais pas suffisamment de bus apprend-on –, le village semble vivre en vase clos. Et l’ambiance semble clairement pesante. Charlotte, la mère de Jos, y a été mal accueillie en son temps. Victoria, l’ancienne belle-mère de Sara, n’a pas beaucoup de contacts avec les autres résidents. Même Eli, le fils de Sara, avoue à sa grand-mère qu’il préfère passer du temps à la ferme, chez Jos, plutôt qu’au village. C’est dire ! On ignore ce qui retient les habitants sur place, mais seule la jeune sœur de Jos, Zoe (Jil Devresse) – a trouvé la force d’y échapper en allant faire des études d’infirmière en Allemagne.

Ici pas de force surnaturelle qui emprisonne les résidents sur place, pas non plus de Seigneur local tout puissant qui punit de mort toute personne voulant quitter son domaine : on n’est pas dans Leif a Seil de Loïc Tanson. Pas non plus de crimes enfouis, même si on peut trouver quelques similitudes avec le Gutland de Govinda Van Maele.

Le film est court, 1h10 à peine, et bien maîtrisé dans son ensemble, surtout pour un premier long. Le résultat est loin d’être parfait, mais est socialement engagé et surtout très prometteur. On regrette que certains récits secondaires – l’histoire du chien sauvage par exemple – ne soient pas aussi creusés qu’ils auraient ou l’être. On note que quelques plans auraient mérité un cadre un peu plus stable. Et on constate que le casting – globalement excellent – connaît quelques faiblesses ou incongruités. On a ainsi du mal à imaginer Nora Koenig en tant que mère de Max Thommes, vu leur faible différence d’âge. Mais le film est rythmé, divers, réussi visuellement – les images de nuit tout particulièrement –, bien joué et propose même un travail très efficace au niveau du son et de la musique. Autant de points qui s’ajoutent à ce récit humaniste proche de chez nous pour faire de ce D’Land am Schiet, un film Made in Luxembourg à voir absolument.

Pablo Chimienti
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