La honte doit changer de camp, semble nous dire Joachim Lafosse (Nue propriété, Élève libre, À perdre la raison, Les Chevalier blancs, Les Intranquilles…) dans son dixième long-métrage, Un silence, le troisième coproduit par Samsa Film.
La honte est celle d’Astrid, interprétée par la toujours très juste Emmanuelle Devos, une mère de famille qui cache un lourd secret. D’entrée de jeu, on la voit convoquée par la police. La commissaire essaye de comprendre pourquoi le fils adoptif de cette « bonne famille », vient d’agresser son père. Il va très probablement être inculpé de tentative de meurtre, mais la policière, semble lui chercher des circonstances atténuantes. On comprendra rapidement pourquoi.
Le récit part alors quelques jours en arrière dans la vie de cette famille composée, en plus d’Astrid, de Raphaël, ado en pleine rébellion, un peu trop amateur de fumette et d’alcool qui est en train de se faire virer d’un énième lycée, et de François, mari d’Astrid – un Daniel Auteuil tout en retenue – grand avocat impliqué dans la défense de familles dont les enfants ont subi des violences sexuelles. Un travail sensible et ultra médiatisé qui lui vaut de nombreuses pressions politiques et médiatiques.
On l’aura compris, on est là face à une famille de la bourgeoisie de province, privilégiée, bien portante et profitant de tout ce que l’argent lui permet d’acheter : un bel hôtel particulier, une piscine dans le jardin, plusieurs voitures de grandes marques, des cours de tennis à gogo… Un de ces foyers dans lesquels « on lave son linge sale en famille », comme le veut le dicton.
Et du linge sale il y en a. Bien plus que dans une famille ordinaire. Un linge sale qui macère depuis des décennies désormais, mais que le réalisateur ne met pas immédiatement sous le nez des spectateurs. Il ne dévoile qu’une chaussette par ici ou une chemise tachée par-là, pour continuer l’analogie. Pendant une bonne heure, Joachim Lafosse, nous laisse volontairement dans le flou, histoire qu’on imagine le pire, qu’on lance des suppositions, qu’on croit voir des indices un peu partout. Un processus narratif complexe, mais qui fonctionne. Pour accompagner visuellement ce flou narratif, lors des scènes en extérieur, les personnages sont souvent isolés, dans leur bulle, grâce à une profondeur de champs très courte, tandis que pour montrer ce silence dans lequel la famille s’est enfermée, les intérieurs sont toujours sombres, avec de rares rayons de lumière.
Car Un silence est un film stylisé, où chaque détail fait sens, où rien, dans la narration, les dialogues, la photographie, la musique ou encore les bruitages n’a été laissé au hasard. Le sujet du film est probablement trop complexe pour ça, trop casse-gueule aussi.
Petit à petit, le mur de silence commence à se fissurer : des vidéos dans l’ordinateur du père, une fille adulte et ayant quitté le domicile familial qui refuse de remettre un pied dans la grande maison ou d’y laisser son fils, un certain Pierre, qu’on ne verra jamais, qui annonce vouloir porter plainte contre l’avocat, sans oublier une danse entre Astrid et son fils qui met tout le monde mal à l’aise. Il y a bien quelque chose de pourri dans ce petit royaume bourgeois.
Une pourriture connue de tous dans la famille, depuis bien longtemps, qu’Astrid résume, sans aucune émotion dans la voix comme une histoire vieille de trente ans quand son petit frère, Pierre, et son mari étaient proches. Certains ont accepté cette pourriture et l’ont transformée en honte, certains ont essayé de la cacher sous le tapis du temps qui passe, certains ont accepté toutes les compromissions pour se trouver des excuses… Mais la jeune génération – celle du MeToo et du Balance ton porc –, représentée ici par le benjamin de la famille, ne veut plus vivre avec ce fardeau familial. Quitte à sur-réagir et à se mettre hors la loi.
On l’aura compris, on ne rit pas beaucoup dans ce Silence. Malgré la gravité des faits narrés, tirés d’un fait divers qui a choqué la Belgique en 2010, on n’est pas non plus ému aux larmes. Le réalisateur a voulu éviter tout voyeurisme, sauf peut-être dans la longue scène de l’escapade nocturne de Raphaël. Il suggère plus qu’il ne montre, il sous-entend plus qu’il ne dit. Et c’est bien là toute la richesse, mais aussi la complexité, de ce film qui ne prend pas les spectateurs à partie, n’en fait pas des juges ou des procureurs. Après tout, le sujet principal n’est pas l’affaire judiciaire, mais bien la réaction des uns et des autres face à elle, face à l’omerta qui a trop longtemps existé autour des violences sexuelles, surtout quand celles-ci ont lieu dans des milieux privilégiés qu’ils soient ceux de la haute bourgeoisie ou des stars du cinéma.