Les huit heures du pape à Luxembourg. Reportage et contexte

« La richesse, une responsabilité »

Cérémonie d’accueil du pape François au Findel jeudi matin
Foto: Gilles Kayser
d'Lëtzebuerger Land vom 27.09.2024

Les sweatshirts des jeunes catholiques de « LuxYouth » qui accueillent le pape François ce jeudi matin au Findel sont floqués « Car rien n’est impossible à Dieu, Luc 1,37 ». Luc, l’évangéliste. Luc, Premier ministre (CSV), attend le Saint-Père sur le tapis rouge déroulé sur le tarmac, en compagnie du Grand-Duc Henri et de la Grande-Duchesse Maria Teresa.

L’avion ITA Airways du Saint-Père atterrit. Dans son alerte annonçant l’arrivée du vol papal à Luxembourg, le journaliste de l’AFP à bord relève que le pape, 87 ans et de retour d’une longue visite en Asie, ne les a pas salués personnellement : « ‘Je ne me sens pas capable’, a-t-il expliqué, les traits marqués », lit-on dans la dépêche. La santé du pape préoccupe et menace de subtiliser la vedette au message. Mais sur le trajet qui conduit le pape entre le Palais et le Cercle Cité, la Fiat papale blanche s’arrête et le pape apparaît souriant, bénissant les enfants que ses gardes du corps portent par-dessus la barrière jusqu’à sa fenêtre. La pluie a certainement douché les ardeurs des plus hésitants, mais la foule est quand même massée le long des barrières sur l’itinéraire de la papamobile à l’heure du déjeuner.

Dans la salle de réception du Cercle Cité, Luc Frieden délivre le message officiel de bienvenue au pape, chef des catholiques et chef d’État, mais aussi (et surtout) « autorité morale mondialement reconnue ». Ici sont réunies les huiles politiques, économiques et administratives, VIPs que le pape rassemble sous la litote « société civile ». Entre Luc Frieden, Hugues Delcourt, François Pauly et Marc Hoffmann, des générations de patrons de la BIL sont réunies. Certes, à côté des Pierre Ahlborn (Banque de Luxembourg), Pit Reckinger (Elvinger-Hoss-Bâtonnier sortant), Norbert Becker (Paypal Europe et administration des biens du Grand-Duc), Pit Hentgen (Lalux) et bien d’autres éminences économiques, figurent quelques représentants d’ONG.

Dans son discours, prononcé assis à côté du pape François, Luc Frieden présente le pays comme profondément attaché au droit international et aussi « fortement influencé par les traditions et valeurs judéo-chrétiennes ». « Une société ne peut survivre sans valeur et sans principes », insiste le chef d’un gouvernement dont les premiers mois ont été marqués par le Heescheverbuet. Avec en toile de fonds les conflits sanglants impliquant plus ou moins indirectement les nations européennes, en Ukraine et au Proche-Orient, Luc Frieden, qui revient de New-York et d’un sommet des Nations unies, informe qu’il « est de notre devoir de nous engager chaque jour pour la paix la démocratie, les droits humains et le respect du droit international ».

En écho, le pape ajoute une (première) phrase à son discours initialement prévu, envoyé quelques minutes plus tôt à la presse : « Il est triste de constater que les principaux investissements servent à produire des armes », dit-il après le passage mentionnant Luxembourg capitale européenne où siège, entre autres, la Banque européenne d’investissement. Depuis 2022, le bras financier soutient les dépenses dans la défense européenne. Le pontife souligne ensuite la « solide structure démocratique du Luxembourg (…) condition indispensable » pour jouer un « rôle significatif » dans la construction européenne ou pour devenir « un centre économique et financier névralgique ». Fait-il alors référence au devoir de vigilance des entreprises que goûtent peu les représentants du patronat présents dans la salle ? « Le développement ne doit pas saccager ni dégrader notre maison commune, et il ne doit pas marginaliser des peuples ou des groupes sociaux. La richesse – ne l’oublions pas – est une responsabilité. Je demande donc que l’on soit toujours attentif à ne pas négliger les nations les plus défavorisées, et même qu’on les aide à se relever de leurs conditions d’appauvrissement. »

L’autre improvisation du pape François est cette invitation à procréer relevée par RTL.lu : « Il faut faire plus d’enfants, c’est le futur. Je dis même, il faut plus d’enfants et moins de chiens, mais ça je le dis en Italie », plaisante le souverain pontife, déclenchant un rire franc dans la salle. Avant un sujet plus lourd : l’accueil des migrants et les félicitations au Luxembourg pour ce qu’il a accompli en la matière. Mais ne vise-t-il pas ce qu’il reste à accomplir ? L’Europe, dirigée par la droite européenne (famille politique du CSV de Luc Frieden et Jean-Claude Juncker, présent lui aussi dans la salle), ferme ses frontières. Pas de référence, en revanche, à Caritas Luxembourg, association d’aides aux démunis initialement liée à l’Église, mais abandonnée par elle dans le sillon du détournement massif qui a causé son glissement vers l’abîme. « Pour servir, c’est avec cette devise que je suis venu parmi vous. Elle se réfère directement et éminemment à la mission de l’Église (…). Mais permettez-moi de vous rappeler que cela, servir, est aussi pour chacun de vous le titre de noblesse le plus élevé, la tâche principale, le style à assumer chaque jour », a prêché le pape avant de conclure dans une émotion palpable « Que dieu bénisse le Luxembourg ».

Un précédent historique

Dans ce discours, le pape François s’est appuyé sur ce qu’avait déjà dit son prédécesseur Jean-Paul II, lors de sa visite au Grand-Duché. C’était les 15 et 16 mai 1985. L’effervescence avait été grande. Dans son édition du 17 mai, les 17 premières pages du quotidien de l’archevêché le Luxemburger Wort y avaient été consacrées. « Ein historischer Tag für Luxemburg », avait-il titré. « Diese Pastoralvisite gestaltete sich erwartungsgemäß zu einem Jahrhundertereignis nicht nur für die Luxemburger Kirche, sondern für das ganze Land », était-il introduit sur la une (en couleurs), avec les armes du Vatican et une photo du pape Jean-Paul II trônant au cœur de la cathédrale. À côté de lui sur le cliché, Jean Hengen, évêque du Luxembourg. Le Saint-Père le nommera archevêque quelques heures plus tard au Findel avant de décoller, le premier archevêque de l’histoire du diocèse créé en 1870.

Ce jeudi devant la Gëlle Fra, Jorge Carlos, 68 ans, regarde passer la papamobile, les bras posés sur la barrière et un fanion « Servir » dans la main. Cet Eschois d’origine portugaise avait participé à la grande messe sur le Glacis en 1985 qui avait réuni 60 000 personnes. « C’est trop court et il ne va presque rien faire, mais l’autre fois il est passé partout », râle le sexagénaire au sujet de la visite éclair du pape François, qui passe seulement huit heures au Luxembourg. Mais il s’avoue heureux d’être là et, interrogé sur l’émotion suscitée par la vue du pape, Jorge Carlos est submergé et ne peut répondre. 

Sur ses 36 heures passées au Grand-Duché le Pape Jean-Paul II s’était rendu au Palais (« Gemeinschaften », titrait le Wort), dans l’hémicycle du Parlement européen (« Ein Plädoyer für mehr Gerechtigkeit »), devant les hauts fourneaux de l’Arbed à Belval (« Die menschliche Arbeit gehört zum Werk der Schöpfung »), ainsi qu’ à Echternach (« Ein Fest der Freude »). Sur les photos, le Prince Guillaume, pas encore quatre ans, se tient debout de blanc vêtu, devant le pape, en blanc aussi évidemment.

Un Luxembourg areligieux

« Le pape François ne vit pas du tout dans la même société que Jean-Paul II. Dans le rapport aux croyances, aux questions sociétales, à la cohésion sociale et au processus d’individuation », introduit le politologue Philippe Poirier dans un entretien accordé au Land. Il base son raisonnement sur l’European values study, menée tous les neuf ans en Europe depuis 1981. Puis il y a l’enquête nationale Polindex, menée depuis l’année dernière pour le Parlement luxembourgeois.

Le titulaire de la chaire en études parlementaires Philippe Poirier distingue trois changements majeurs dans le fait religieux au Grand-Duché. Il constate d’abord une accélération de la sécularisation de la société : « Lorsque le pape Jean-Paul II est venu en 1985, les Luxembourgeois se déclaraient croyants d’une religion à hauteur de 78-79 pour cent, dont 90 pour cent se disaient chrétiens ». Pour la première fois en 2023, comme l’a révélé Polindex, la population luxembourgeoise est devenue majoritairement non-croyante. « Autour de 52 pour cent de la population adulte au Luxembourg ne croit pas dans une religion particulière », relate le professeur Poirier. Et dans cette partie de la population, la tendance qui domine est l’indifférence. Pour autant : « On est indifférent au christianisme, on est indifférent à l’islam, on est indifférent au dogme, on est indifférent à l’athéisme », assène le chercheur.

Philippe Poirier souligne « les modifications majeures ces trois dernières décennies par rapport aux questions sociétales sur l’homosexualité, l’avortement, la mort, le rôle de la femme (dans la société ou dans la famille), ainsi que sur le cadre même de la reproduction humaine ». En 1985, la majorité des enfants naissaient dans le mariage. C’est l’inverse maintenant. « En 1985, l’opinion favorable à l’euthanasie n’était pas majoritaire. Elle est acceptée à plus de 80 pour cent aujourd’hui. », analyse le politologue. Cette transformation aurait des conséquences « très importantes » sur la cohésion sociale et sur la perception des politiques sociales. Elles peineraient à trouver leur légitimité sous la pression de l’individualisme.

L’ultime transformation majeure de la société luxembourgeoise est économique : Jean-Paul II s’est déplacé pour voir les ouvriers. À qui s’adresse le pape François ? L’immigration économique a abondé. 100 000 étrangers vivaient au Luxembourg en 1987 (les premières données en la matière communiquées par le Statec). Soit 27 pour cent d’une population de 370 000 personnes. Au dernier pointage, les étrangers composent 47 pour cent de la population aujourd’hui (317 000 sur 672 000 habitants). L’économie luxembourgeoise s’est tertiarisée, ce qui a notamment accompagné le processus d’individuation et d’indifférence au culte.

Les nationaux et les étrangers exercent dans des secteurs différents. Certaines communautés issues de l’immigration ont des pratiques religieuses plus importantes que les Luxembourgeois. De la forte proportion des Luxembourgeois dans les services de l’État et dans le tertiaire découlerait un processus d’individuation économique plus fort parmi les nationaux. Et à l’intérieur des communautés de croyance, les pratiques se diversifient et se renforcent : « Nous constatons dans les enquêtes que ce n’est pas un revival pour l’Église catholique, l’islam ou le judaïsme, c’est un revival pour des nouvelles formes de pentecôtistes liées à des mouvements charismatiques ». La dynamique du Luxembourg en matière cultuelle serait à rapprocher de grandes métropoles comme Londres ou Paris.

Le théologien Jean Ehret confirme cette pluralisation par l’internationalisation. « Les catholiques, aujourd’hui, ce n’est plus une église majoritairement luxembourgeoise. De ce fait, vous avez beaucoup d’expressions différentes du catholicisme », explique le directeur de la Luxembourg School of Religion & Society. Il souligne la sécularisation déjà bien enclenchée en 1985. Elle s’est confirmée depuis. Les croyants composeraient donc eux-mêmes « leur passeport religieux », une pratique à la carte avec une sélection de fêtes à célébrer, par exemple pour les chrétiens, Pâques ou Noël, et des rites à valider, le baptême ou la communion, sans engagement régulier. « La pratique régulière s’est effondrée », constate le politologue Poirier. « Lorsque le pape Jean-Paul II est venu en 1985, entre 25 et 30 pour cent de la population pratiquait un culte de manière hebdomadaire », précise-t-il. Aujourd’hui, seuls huit pour cent auraient un « geste religieux hebdomadaire », qu’il s’agisse d’une messe, d’un moment de prière ou la communion d’un malade.

Lydie Polfer I avant Gëlle Fra II

Pourquoi le pape François fait-il une rapide escale au Luxembourg ? « Je ne sais pas », répond le cardinal Hollerich mardi au Wort qui précise quand même : « à l’invitation du Grand-Duc ». (Pour être plus complet encore : Sur sa route vers Louvain-la-Neuve en Belgique où il doit célébrer les 600 ans de son université.) La visite intervient quelques jours avant que le Grand-Duc héritier Guillaume ne devienne Lieutenant-représentant, une étape décisive dans la succession au trône. Le Grand-Duc Jean avait accueilli pour la première fois un souverain pontife. Sur les photos et vidéos d’archives, on le voit serrer la main du prince Henri, alors âgé de 29 ans. Figure aussi sur les clichés, Lydie Polfer (DP).

Invitée mercredi à s’exprimer sur la visite du pape, la bourgmestre ouvre grand les portes de son bureau sur le Knuedler. Elle feuillette volontiers les reliures en cuir rassemblant la couverture de presse sur l’édile libérale. Une cinquantaine de tomes, l’œuvre de sa maman. L’année 1985 a été riche en événements pour Lydie Polfer. En mars, en présence du Grand-Duc Jean, la bourgmestre a célébré le retour de la Gëlle Fra sur sa colonne mise à terre par les nazis. En juillet de la même année, elle a accompagné le chef de l’État aux funérailles de sa mère, Charlotte, qui, Grande-Duchesse en 1923, n’avait pas participé à l’inauguration dudit monument du souvenir, pour des raisons de pudeur. En 1985, Lydie Polfer a accueilli le premier pape non Italien, le Polonais Karol Wojtyla. Ce jeudi, elle est devenue la seule membre du personnel politique luxembourgeois à accueillir deux fois de son vivant aux mêmes fonctions le Pontife du Vatican. Encore un symbole : le pape François a remis jeudi la prestigieuse Rose d’or à la statue de la consolatrice des affligés. Cette récompense remise par le Vatican ou le pape lui-même avait été reçue par la Grande-Duchesse Charlotte en 1956. Selon le service de presse du gouvernement, c’est la dernière souveraine récipiendaire de l’honneur.

Lydie Polfer raconte qu’elle a été très « étonnée » quand le cardinal Jean-Claude Hollerich l’a appelée au printemps pour lui annoncer la prochaine venue du pape François. Ce serait le signe d’une « certaine reconnaissance, parce que nous ne sommes quand même pas le plus grand des pays », même si les deux visites papales sont séparées par 39 années. La venue du pape est aussi vue comme un « défi », dans la mesure où elle expose le Grand-Duché sur la scène internationale. Outre les bouleversements urbanistiques et les changements de mœurs, Lydie Polfer souligne les changements dans la pratique religieuse. « Si vous regardez l’Octave, à l’époque, les gens partaient de tout le pays au milieu de la nuit pour arriver le matin tôt à la cathédrale puis allaient manger », raconte la maire en montrant du doigt la place Guillaume II que son bureau surplombe. « Dans ma première vie de maire, pendant l’Octave, la rue Notre-Dame était toujours fermée à cause des processions », poursuit-elle.

Sainte-Luxair

Le pape a décollé à 18 heures à bord d’un tout nouveau Boeing 737 affrété par Luxair. Il l’a été gratuitement, précise Gilles Feith au Land, car l’événement est vu comme « une opportunité pour le Luxembourg et la Grande-Région ». Une pub à peu de frais. Le vol dure entre 20 et 25 minutes. Il a seulement fallu confectionner un autocollant (pour la porte avant) avec les armoiries du Vatican et des têtières avec le logo de la visite du pape « Pour servir Luxembourg ». Aucun aménagement n’a été réalisé à l’intérieur de la cabine pour le prestigieux voyageur et sa délégation. En fauteuil roulant, le pape a simplement embarqué via le handilift.

Pierre Sorlut
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