Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas, disait à peu près Malraux. Spi-rituel même, ajouterais-je, en contemplant le spectacle rituel qui se joue, cette semaine, dans les rues de la ville. En moins de sept jours, les fidèles s’en offrent même deux pour le prix d’un. Dimanche 5 mai, les marathoniens de la foi se sont retrouvés pour la Procession Finale de l’Octave, demain les pèlerins du marathon leur donneront la réplique. Et, cerise sur l’hostie, la communauté portugaise a complété, pas plus tard qu’hier, cette sainte trinité en organisant son pèlerinage annuel à Wiltz, en l’honneur de Fatima.
Si Dieu est mort, force est de constater qu’il a, sinon de beaux, du moins de gros restes, à l’image de ces prélats rabelaisiens qui exhibaient dimanche, d’autel en ruelle, l’effigie de la Consolatrice des Affligés. Et ne dit-on pas que l’Éternel a organisé d’ores et déjà sa succession avec un tout nouveau testament qui fait du sport, plus encore que de l’argent, son successeur ? Après le judaïsme, le christianisme et l’islam, le sport est quasiment devenu le quatrième monothéisme avec sa nouvelle Trinité : Dieu le Père et ses 100 mètres, le Saint-Esprit et ses 100 mètres haies, le Fils et son marathon. Et puis, bien sûr, toute la ribambelle des saints bénissant les autres disciplines sportives.
À vrai dire, il y a autant de parallèles que de différences entre la marche des pèlerins et la course des marathoniens. Face aux fastes de notre époque postmoderne, les uns comme les autres cherchent une sorte d’ascèse, de discipline à la fois physique et psychique. Pour cela, les premiers sortent tout juste du carême, alors que les seconds continuent à sacrifier au régime. Les marcheurs gardent, tout en priant, toujours au moins un pied sur terre, alors que les coureurs se retrouvent régulièrement les deux pieds en l’air. Ils évoluent ainsi entre ciel et terre, un peu comme le philosophe de Descartes qui plane entre deux eaux.
Car il y a du philosophe dans le coureur qui connaît son Héraclite sur le bout des orteils : tout en retrouvant par cœur les moindres recoins du Bambësch, il sait bien qu’il ne court jamais dans la même forêt. Et les 42,125 kilomètres ne sont pas les mêmes à Luxembourg, Athènes, New York ou Paris. Pascal, le plus chrétien des philosophes, inspire les pèlerins aussi bien que les marathoniens dont « tout le malheur vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer au repos, dans une chambre. » Cette angoisse de se retrouver seul devant la finitude du moi face à l’infini de l’univers n’est supportable, pour Pascal, qu’en cherchant refuge dans le divertissement. Divertissement du marathonien au beau milieu de la fête populaire, divertissement du pèlerin qui se plaint de ne pas trouver son Mäertchen à l’endroit habituel. La société du spectacle chère à Guy Debord sévit des deux côtés, tout comme les circenses avec leurs ravis et leurs hosties. Divertissement, cependant, ne veut pas forcément dire plaisir. La souffrance, librement (?) choisie, divertit-elle aussi de l’insoutenable poids de l’être. La douleur peut être source de jouissance, mystiques, pèlerins et marathoniens (qui peuvent parfois être les mêmes) le savent bien. Mais avant qu’elle ne devienne insupportable, le cerveau du marathonien produit les endorphines, source de plaisir à l’image de l’opium dont est fait la religion du peuple, dixit Karl Marx. Au bout de ses forces, le coureur cherche son souffle et le pèlerin trouve son esprit saint. Les uns comme les autres, avant d’être à bout, sont au bout, au but, cathédrale pour les uns, Coque pour les autres. D’aucuns qualifient d’ailleurs le stade comme la nouvelle Mecque, ce stade où on communie aujourd’hui comme dans une cathédrale, alors que la basilique tend à se vider comme la tribune du Fola.
Freud a comparé la religion à une névrose obsessionnelle où les rites sont censés apaiser l’angoisse existentielle (Die Zukunft einer Illusion, 1927). Pour cela, le rituel fait appel à la répétition, et rien n’est plus répétitif, en effet, que la messe, qu’il s’agisse de la grande messe du dimanche ou de la grande messe des sports. Processions et marathons se répètent tous les ans, voire tous les jours pour le marathon, sur les cinq continents. La langue aussi se répète : il y a belle lurette que La Tour de Babel s’est écroulée, et les mots aujourd’hui sont souvent les mêmes, chez les bigots de la procession comme chez les laïcs de la course. On demande au curé d’être le coach de la foi et à l’entraîneur d’être le berger de son équipe. Et jusqu’aux journalistes qui écrivent que le cycliste Alaphilippe est grand et que Nadal crucifie Federer. Même mots, même but ? Il est bien vrai que les uns comme les autres cherchent leur salut dans la décélération et la décroissance d’une société qui court à toute vitesse derrière la croissance. Car il ne faut pas se tromper, le marathonien célèbre lui aussi le slow mood : le plus rapide gagne le 100 mètres, le moins lent remporte le marathon. La tortue se hâte avec lenteur.
La marche du pèlerin, de même que la course du sportif, sont avant tout un cheminement vers soi-même. Cheminement transcendantal pour le premier, cheminement immanent pour le second. Quand le premier rencontre Dieu, le second rencontre son corps, ce corps que la religion diabolise quand le sport le sacralise. Le bigot sacrifie le corps et ses pulsions, le marathonien les sanctifie. Mais le religieux, dans l’holocauste, sacrifie le corps de l’autre, alors que dans le marathon, on sacrifie son propre corps. Pour la plus grande gloire de Dieu chez les uns, pour la plus grande gloire de l’ego chez les autres. En frottant son ego à son corps, le marathonien veut aller au bout des limites de l’un et de l’autre. Comme le pèlerin, il veut faire échapper son moi de son enveloppe corporelle, de sa prison. Platon, le premier des bigots, ne disait-il pas que le corps (soma) n’est qu’une prison (sema) ? Hors de cette prison se trouve, au choix, le paradis ou le podium. Et on aura réussi sa vie, non pas en arborant à cinquante ans une Rolex au poignet, mais en ayant fait son hajj ou accompli son « Boston ». Dans cette fuite du moi hors de la prison corporelle, paradoxalement, il vaut mieux être accompagné. Voilà pourquoi on cherche la compagnie de la foule : la masse de la procession, la meute du marathon. Dans la masse l’individu se fond dans l’ensemble, dans la meute il surnage. Bref, il vaut mieux être ensemble pour être seul. L’enfer, ce n’est pas toujours les autres.
Quand le pèlerin pense et prie avec ses pieds, le marathonien prend son pied en priant l’effort. Les deux se retrouvent ainsi dans une même transe, rythmée par les nœuds du chapelet comme par les kilomètres du bitume. Et la chanson n’a plus qu’à chanter sa litanie : Un kilomètre à pied, ça use, ça use, deux kilomètres à pied, ça use la raison ! Amen !