Contrôle et autocontrôle de la police

On ne crachouille pas sur les collègues !

d'Lëtzebuerger Land vom 12.02.2009

Dommage collatéral de l’affaire Bommeleeër : l’institution chargée de contrôler de la police laisse des plumes. Après la débâcle de l’année dernière qui a mené à la destitution du directeur général de la police Pierre Reuland et de son adjoint, le parti des Verts a demandé à voir de plus près comment fonctionne l’organisation de la police et plus particulièrement ses mécanismes de contrôle et d’autocontrôle. Le bilan est maigre – dix ans après la création de l’IGP dans la foulée de la fusion des corps de la police et de la gendarmerie – comme l’a montré le rapport que la commission juridique a adopté mercredi.Car la condition première pour être vraiment crédible, c’est l’indépendance de cette « police des polices » (d’Land du 12 octobre 2007). Or, que valent les enquêtes de l’IGP, dont les membres doivent instruire à charge et à décharge de leurs anciens et/ou futurs collègues ? Les enquêteurs sont détachés du corps de la police grand-ducale et sont réintégrés dans ces mêmes équipes après leur passage à l’IGP. C’est la première imperfection du système : pour mener à bien des enquêtes dirigées contre des policiers – surtout contre un supérieur hiérarchique potentiel – l’enquêteur doit mettre en péril sa propre carrière professionnelle. Ce qui n’incite certainement pas à l’excès de zèle. En outre, la manière de fonctionner de l’IGP en a pris un coup au fil des auditions des acteurs impliqués. Car les procureurs d’État des tribunaux d’arrondissement de Luxembourg et de Diekirch n’ont pas mâché leurs mots devant les députés de la commission juridique. D’abord, la composition du personnel et la qualité des enquêtes. L’IGP compte treize personnes à son service – des policiers pour la plupart et des fonctionnaires civils universitaires. L’inspecteur général Marc Zovilé est lui aussi issu du corps de la police grand-ducale et a insisté lors de son entrevue avec les députés sur l’importance d’un service spécialisé composé quasi à l’exclusivité de « policiers hautement qualifiés et bénéficiant d’une expérience professionnelle certaine ». « Nous agissons en toute indépendance et neutralité, avait-il précisé lors de son interview au Land en octobre 2007, même si nous ne sommes pas très populaires, nous sommes quand même acceptés. » La condition du professionnalisme des enquêteurs n’est pas remise en cause, mais les réalités sur le terrain et les compétences personnelles des enquêteurs ont l’air de ne pas correspondre aux affirmations du chef de l’IGP. Car selon le procureur d’État Robert Biever, seulement trois des treize membres ont la « véritable qualité d’enquêteur au sens policier et judicaire du terme. Les neuf autres ne disposent d’aucune expérience vécue sur le terrain, donc ne connaissent pas la pratique et les aléas des enquêtes policières et le quotidien du travail policier. » Un rôle de figuration en quelque sorte. Or, la situation ne s’améliorera guère avec l’embauche de 500 nouveaux policiers. Car le talon d’Achille de la force publique est le manque d’expérience et surtout le manque de policiers chevronnés qui peuvent transmettre les tenants et aboutissants du métier aux nouvelles recrues. Robert Biever a notamment fait un rapprochement entre l’expérience des agents et le nombre d’incidents policiers : « Il est un fait constant que les policiers, qui sont de service la nuit, ne dépassent guère l’âge de 32 ans. Les interventions de nuit sont celles qui donnent le plus souvent lieu à des incidents, notamment en relation avec l’usage de menottes ou l’internement dans la cellule de dégrisement. Leurs propos racistes, la disparition d’objets trouvés et saisis et l’utilisation d’une langue incompréhensible pour les personnes impliquées donnent lieu à souci majeur. » L’affaire du policier qui – en guise de revanche envers son frère blessé – avait aspergé de gaz lacrymogène une femme en cellule de dégrisement, en présence de trois collègues qui n’ont pas bronché, en est une parfaite illustration (d’Land, 24 octobre 2008).

En outre, la qualité des enquêtes laisse à désirer, comme le précisa Robert Biever, tout en faisant le lien avec la situation en Allemagne, décrite dans un article de l’hebdomadaire Die Zeit1 faisant état de l’irritation des juges qui doivent se contenter de statuer sur des dossiers bâclés et des résultats de recherches médiocres. En cas de doute, les décisions sont prises en faveur du policier mis en cause. Or, lors de la réunion de la commission juridique du parlement du 7 mai 2008, le procureur d’État de Luxem­bourg avait aussi exprimé ses doutes sur l’engagement réel des membres de l’IGP lorsqu’il s’agissait d’enquêtes à charge de cadres supérieurs. Dans le contexte d’incidents récents – comme par exemple la tentative de camouflage de données dans le système informatique de la police pour masquer un accident de la circulation en état d’ébriété, mettant en cause un ancien directeur régional et le directeur de l’informatique (d’Land, 13 juin 2008) – Robert Biever posa la question rhétorique : si l’IGP avait été en charge de l’enquête, aurait-elle eu la diligence d’effectuer des enquêtes « aussi soignées, complètes et courageuses qu’en l’espèce le Service de Police judiciaire » ? Cités dans le rapport spécial de la commission juridique du 11 février, les représentants du Syndicat national de la police grand-ducale se sont étonnés « du peu d’instructions disciplinaires au niveau du cadre supérieur de la Police. Le syndicat suppute que la tentation de s’arranger entre collègues coulerait de source ».

Le problème réside aussi dans le fait que les services de la police judiciaire disposent des moyens de recherche étoffés, tandis que les moyens d’action de l’IGP sont limités. En outre, la direction de la police grand-ducale a un droit de regard sur les candidats issus de ses propres rangs. Elle peut donc influencer les nominations ou même bloquer certains départs vers l’IGP. Pour renforcer l’indépendance de cette institution qui revendique modestement le statut de « syndicat du public face à la police », les députés proposent de créer un propre statut interdisant aux enquêteurs de retourner dans le corps de police. « Il faut aussi éviter un manque de candidats, il faudra donc leur offrir la possibilité de circuler vers d’autres services de l’État, insiste le rapporteur Felix Braz (déi Gréng), et pour ceux qui décideront d’y rester, il faudra les encourager par une prime. » Pour ne pas que l’IGP devienne une voie de garage. 

L’inspection deviendrait une administration indépendante sous la tutelle du ministre de la Justice. À lui d’en nommer les dirigeants – un inspecteur général et un inspecteur général adjoint – qui seront issus du domaine de la justice (un magistrat ou un avocat pénaliste ayant fait leurs preuves) et de la police grand-ducale. Il devra aussi décider en fonction des candidatures si le magistrat deviendra le directeur ou si ce sera la personne issue des services de police. Les députés ont une préférence pour nommer le premier à la tête de l’IGP, quitte à laisser au ministre le soin de trancher en définitive. « Pour moi, cette hiérarchisation a une fonction symbolique pour montrer l’indépendance réelle de l’institution par rapport au corps de police qu’elle doit contrôler », insiste le député vert. Il faudra aussi prévoir des modalités de retour au sein de la magistrature sans perte d’ancienneté pour la personne qui sera prête à se dévouer à la tête de l’IGP.

Concernant les enquêteurs policiers ou civils, il faudra améliorer et spécifier leur formation, insistent les députés dans leur rapport. « Leurs compétences constituent le nerf de la guerre, ajoute Felix Braz, une institution de petite envergure ne peut se permettre aucun cancre. » 

En outre, la loi sur les sanctions disciplinaires a besoin d’être dépoussiérée. Il n’est pas question toutefois de diluer cette question dans la réglementation générale de la fonction publique. La police détient le monopole de la violence et dispose donc de plus de droits que la population normale. C’est pourquoi il est essentiel, aux yeux de la commission, de maintenir un droit disciplinaire fort pour sanctionner les comportements déviants. Tous les incidents passibles du Conseil de discipline devront être analysés par l’IGP, les autres mesures resteront entre les mains de la hiérarchie policière. L’ins­pection devra aussi être associée à toute enquête judiciaire concernant un membre de la police. En ce qui concerne le personnel de l’IGP, il n’échappera pas à la vigilance du commissaire du gouvernement chargé de l’instruction disciplinaire. 

D’un autre côté, les policiers obtiendront plus de droits. Car jusqu’à présent, ils ont souvent été les derniers à être au courant qu’une enquête a été lancée contre eux. L’accès au dossier a été une des revendications du syndicat pour garantir le caractère contradictoire de la procédure. 

Comme une des missions de l’IGP est d’effectuer des audits et des études, la commission juridique propose d’étendre le cercle des demandeurs potentiels aux autres minis­tères que le seul ministère de la Justice – même s’il en gardera le droit d’initiative –, au procureur général d’État, au directeur général de la police, à l’ombudsman ou encore à des organisations de défense des droits de l’homme agréées comme Amnesty International.

Ce catalogue de propositions de la commission juridique sera présenté en plénière la semaine prochaine lors d’un débat d’orientation. Au nouveau gouvernement issu des élections en juin de reprendre ces idées, même si on sait d’ores et déjà qu’il sera difficile de changer fondamentalement l’appareil de contrôle dont les limites sont aussi tracées par l’exiguïté du corps de police et du territoire luxembourgeois.

 

anne heniqui
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