Certes, il n’y a pas eu mort d’homme, mais l’affaire est loin d’être banale. Deux policiers de la carrière supérieure ont comparu cette semaine devant le tribunal de Luxembourg pour abus d’autorité et fraude informatique. L’affaire remonte à 2005, lorsque l’ancien directeur général de la circonscription Sud reçoit un appel d’un ancien ami de classe. Son fils avait eu un accident de voiture la veille, causant des dommages matériels importants, et s’était enfui laissant l’épave de sa voiture derrière lui. La police l’avait retrouvé des heures plus tard à l’hôpital et lui avait fait passer l’éthylotest. Comme il avait dépassé le taux d’alcoolémie légal, les agents ordonnèrent une prise de sang. Son père était alors intervenu auprès du supérieur hiérarchique, demandant une intervention en faveur de son fils.
Pris de compassion – comme il l’affirme à la barre – le directeur alla se renseigner auprès de la policière en charge du dossier pour savoir s’il n’était pas possible de « faire quelque chose ». Il avait aussi déclaré qu’il aurait été possible que les agents du terrain, exaspérés par le comportement offensant de ses copains présents sur les lieux de l’accident et par le fait qu’ils avaient passé des heures à le rechercher, avaient tout simplement été rancuniers en l’obligeant à passer un test qu’ils n’auraient peut-être pas effectué dans une situation différente.
La policière avait été réticente pour répondre à l’appel du pied de son supérieur. Devant les juges, elle affirme avoir été mise sous pression, et que ce n’était pas la première fois qu’elle subissait les conséquences d’une désobéissance de ce genre. Comme elle craignait un changement d’affectation, elle choisit de donner suite à sa requête – quitte à commettre un acte illégal –, de faire disparaître les flacons de sang et de changer la version des faits en un simple accident de circulation. Rentrée chez elle, elle avait néanmoins pris le soin de conserver les flacons dans son congélateur. L’avocate de l’ancien directeur régional maintiendra que son client n’avait pas donné l’ordre de changer quoi que ce soit, mais qu’il l’avait juste suggéré. Argument réfuté par le procureur d’État, qui donne à considérer que la police grand-ducale est une administration extrêmement hiérarchisée, dont le mode de fonctionnement tient encore de l’époque où la gendarmerie était liée à l’armée.
La partie la plus délicate fut ensuite de changer la teneur du texte enregistré dans le logiciel interne de la police, le Journal des incidents (JDI). Car il s’agit d’un système dont les textes sont sécurisés et rendus intouchables et infalsifiables après un certain délai. Sans doute pour éviter des modifications, ce qui permet aussi d’écarter toute tentative de pression sur les agents après coup. Au cas où une erreur s’est produite, les agents rédigent normalement une ajoute au texte initial pour rectifier le tir. Le directeur régional ne se laissa pas décourager et alla solliciter son collègue, le directeur de l’informatique. Il le mystifia en lui faisant croire qu’il fallait rectifier une fâcheuse erreur dans le JDI. Le responsable informatique dira au tribunal n’y avoir vu que du feu. Comme il s’agissait de la demande d’un collègue dont la réputation était irréprochable, il ne lui fallut pas davantage de précisions pour donner son feu vert aux ingénieurs informatiques de la police pour qu’ils changent le texte. Cette démarche fut néanmoins tellement inhabituelle que la personne en charge de la modification prit le soin de garder la trace des manipulations en précisant qui en avait donné l’accord. C’est par hasard que les enquêteurs découvrirent le pot aux roses, en mars 2008 – soit deux mois avant la prescription des faits – en passant en revue les inscriptions au JDI.
« Il ne faut pas donner à cette affaire une importance qu’elle n’a pas, maintient le représentant du ministère public dans son réquisitoire, mais il ne faut pas non plus la minimiser, parce qu’il s’agit du principe de l’égalité devant la loi. » Le responsable de la circonscription aurait-il agi de la sorte si l’appel avait été sollicité par une personne inconnue au lieu de son ami d’enfance ? Pas sûr. Il s’agit d’une question de crédibilité de la police.
Les deux ont beaucoup à perdre, une renommée ternie, une carrière brisée – des conséquences lourdes si l’on considère qu’ils n’ont pas tiré de bénéfice personnel de leurs agissements, comme le maintiennent leurs avocats. C’est la raison pour laquelle le procureur d’État se limite à une amende de 3 000 euros pour l’ancien directeur général de la circonscription Sud et de 1 000 euros pour l’ex-responsable de l’informatique.
Il reste que l’aisance avec laquelle les données ont été manipulées pour permettre à un ami de se tirer d’affaire laisse un arrière-goût amer. Ceci confirme l’idée qu’on peut se faire des policiers de la carrière supérieure qui se sentent au-dessus des lois et agissent avec un certain mépris, une certaine arrogance par rapport au commun des mortels. Ce qui met en doute l’image d’une institution, déjà frappée par une série d’autres errements impliquant des agents de la force publique.
Grincements de dents de part et d’autre, révélant le fossé entre les membres de la carrière supérieure et les agents du terrain dont beaucoup supportent mal le pouvoir hiérarchique et les possibilités d’abus qui en découlent. De l’autre côté du gouffre se trouvent ceux pour qui la mise au pilori pour une telle « pacotille », confirme la théorie du complot. Cette affaire n’étant, à leurs yeux, que l’arbre cachant la forêt, car derrière se trouverait une volonté de déstabiliser la police, avec l’affaire du Bommelëeer en fond de toile.