Adoptée par l’Union européenne en 2023, l’interdiction de la vente de véhicules équipés d’un moteur à explosion à partir de 2035 a été une percée majeure. Certes, elle avait été assortie, pour vaincre les réticences (surtout allemandes), d’une échappatoire pour les constructeurs qui offriraient des moteurs fonctionnant aux « efuels », ces carburants quelque peu chimériques que certains espèrent produire à l’aide d’énergies renouvelables. Néanmoins, elle signalait clairement, tant aux constructeurs qu’aux citoyens, que l’ère où l’on brûlait des hydrocarbures pour se déplacer sur le Vieux Continent touchait à sa fin. Quoi de plus encourageant qu’un marché de la taille de l’Europe qui s’engage ainsi à faire sauter ce verrou qui cadenasse l’addiction humaine aux produits pétroliers ?
Las, l’euphorie n’allait pas durer. Bien qu’actée à Bruxelles et soutenue, du moins en apparence, par la plupart des constructeurs et leurs fédérations, la date de 2035 continuait de faire grincer des dents. Des lobbys têtus continuaient d’ourdir des intrigues destinées à la remettre en cause. Après les élections européennes de juin dernier, les conservateurs du PPE, le groupe dominant au Parlement européen, se préparaient à formaliser leur opposition à cette interdiction. Déchirés entre leur demande d’un cap politique clair et leur nostalgie des bénéfices gargantuesques que leur ont procurés les moteurs thermiques au fil des décennies, les constructeurs s’adonnent à une valse-hésitation elle-même alimentée par les zigzags des politiques gouvernementales, notamment pour ce qui est des subventions accordées aux acheteurs de véhicules électriques. Que leurs concurrents chinois leur taillent des croupières sur leur propre marché, avec des modèles et des batteries significativement moins chers, le tout dans un marché qui a commencé à se tasser sérieusement depuis un an et suscite des menaces de fermetures d’usines, n’arrange rien.
En cette rentrée, le secteur automobile se rappelle au bon souvenir des gouvernants tout en étalant au grand jour ses désaccords. Une « note blanche », révélée par Le Monde, émanant de Renault et de l’ACEA, le lobby européen des constructeurs, réclame un moratoire de deux ans pour le durcissement de quinze pour cent des normes d’émission, prévu l’an prochain, avec à la clé des amendes qui selon la banque Jefferies pourraient atteindre de 2,6 à 7,6 milliards d’euros pour Volkswagen, qui détient 26 pour cent du marché européen. VW se veut neutre, tandis que Stellantis se prononce contre le moratoire. Une foire d’empoigne similaire se dessine au sujet des batteries, dont il s’agit de mesurer l’empreinte carbone lors de la fabrication.
Cette déplorable séquence automobile est une bonne illustration d’un des mécanismes pervers qui entravent l’action climatique : les efforts de décarbonation sont systématiquement présentés comme nécessitant une croissance économique soutenue (pour pouvoir être financés, et pour que règne la paix sociale, réputée indispensable à leur déploiement). Inversement, tout ralentissement de l’activité, et même tout risque de ralentissement, est aussitôt instrumentalisé comme excuse pour mettre ces efforts en pause voire pour détricoter des mesures déjà prises. C’est ainsi qu’est tacitement reconduit le statu quo thermo-industriel. La peur panique de pertes d’emploi dans des secteurs perçus comme critiques, comme l’automobile ou l’agriculture, suffit à elle seule à faire perdre la tête aux politiques, dans les États-membres comme à la Commission.
Comment sortir de cette imparable boucle d’auto-inhibition qui condamne les humains à l’inaction climatique ? Attendre que les impacts physiques qu’entraînent la dépendance des humains à l’égard des énergies fossiles et leur obsession consumériste s’aggravent au point de ne plus pouvoir être ignorés et provoquent le déclic requis pour en sortir est assurément une stratégie perdante. Les inondations, tempêtes, sécheresses, incendies et autres conséquences néfastes de la saturation de l’atmosphère en gaz à effet de serre s’amplifient et leur fréquence s’accroît, mais à chaque fois, le noyau dur qui défend mordicus le statu quo sort d’autres arguments spécieux de sa manche tout en jouant la diversion, renvoyant à un hypothétique « après » : cet avenir radieux où les usines ronronneront à nouveau, les consommateurs consommeront heureux, les rentrées fiscales abondantes rembourreront les budgets et les politiques clairvoyants adopteront des mesures de décarbonation consensuelles.
Ce qui rend inopérant ce scénario, c’est en premier lieu l’impossible découplage de la croissance du PIB et des émissions de CO2. Mais il faut aussi compter avec les dégâts de plus en plus significatifs et déstabilisants causés par les conséquences négatives du réchauffement, de l’effondrement du vivant et des tensions sociales liées au creusement des inégalités, pour ne citer que trois aspects de la polycrise, qui rendent illusoires un retour des taux de croissance des Trente Glorieuses. À l’instar de la maxime bien connue sur la conduite en état d’ébriété, il nous faudra tôt ou tard choisir.