Pacta non sunt servanda
Le gouvernement adore palabrer sur la « green finance ». Mais lorsqu’il s’agit de fournir des chiffres concrets, on se mure dans le silence. La règle est confirmée cette semaine dans la réponse que donne la ministre des Finances, Yuriko Backes (DP), à une question parlementaire de François Benoy. Le député vert voulait savoir si les résultats du « Paris Agreement Capital Transition Assessment » (Pacta), qui mesure l’empreinte carbone des actifs de la place financière, allaient être rendus publics. La réponse est non. L’objectif principal de l’enquête menée entre juin 2021 et février 2022 sur les portefeuilles d’investissements et de crédits serait de « sensibiliser » les acteurs de la finance aux « risques climatiques », écrit la ministre. (On ne peut que s’étonner de ce « wording » : En mars 2022, une membre du gouvernement estime donc que le temps serait toujours à la « sensibilisation » en matière climatique.) Au lieu de « hard facts » empiriques, le public aura droit à « un sondage », qui serait actuellement mené au sein des banques et fonds d’investissement, assorti de l’instauration d’un « groupe de travail spécial ». L’Autriche et la Suisse ont eu moins peur de la transparence. Les deux pays ont publié les résultats de leur Pacta respectif, alors même que les conclusions n’étaient guère flatteuses. Le Pacta helvète pointe ainsi « un écart important entre, d’une part, les stratégies climatiques et la communication qui leur est associée et, d’autre part, l’allocation réelle des portefeuilles. » Alors que le ministère des Finances luxembourgeois préfère garder sous scellés les résultats du Pacta, les seules données disponibles restent celles de Greenpeace. En janvier 2021, l’ONG estimait que les cent principaux fonds domiciliés au Luxembourg investiraient en moyenne « selon un scénario de quatre degrés Celsius » – certains ne seraient même pas compatibles avec un scénario à six degrés. (photo : Hadrien Friob) bt
Volte-face
Le ministère des Finances a revu sa copie pour ne pas comparaître devant la Cour de justice de l’Union européenne. Dans son édition ce jeudi, le Wort rapporte que Yuriko Backes (DP) a cédé à la pression de la Commission européenne sur la transposition de la directive Atad (Anti Tax Avoidance Directive) de 2016 visant à lutter contre le dumping fiscal. Son prédécesseur Pierre Gramegna (du même parti) était prêt à jouer son interprétation du texte de Bruxelles (avec des exemptions au bénéfice du centre financier local) devant les juges européens. « Wir haben uns das Ganze im Detail noch einmal angeschaut und haben es nun so gemacht, wie die EU-Kommission es eigentlich wollte – es wird auch kein riesiges Problem für das Land sein », a déclaré la ministre auprès du quotidien de Howald. pso
« E gewëssene Lëtzebuerger Pragmatismus »
Ils étaient 26 patrons luxembourgeois à participer cette semaine à une « mission économique plurisectorielle » en Arabie saoudite. Samedi 12 mars, donc au lendemain de leur atterrissage à Riyad, le régime saoudien annonçait avoir exécuté 81 personnes en une journée, ceci pour des crimes liés au « terrorisme ». (Les exécutions se font généralement par décapitation). Gros malaise au sein de la Chambre de commerce du Luxembourg, qui s’était rattachée à ce voyage organisé par les collègues wallons. « C’est une énorme tragédie », déplore son directeur, Carlo Thelen. (Ni lui ni Luc Frieden n’ont participé à la mission économique.) « L’Arabie saoudite s’était montrée très ouverte et dynamique à Dubaï, mais ce qui s’est passé la semaine dernière les met complètement en porte-à-faux par rapport aux messages véhiculés à l’exposition universelle ». Cette naïveté affichée étonne, surtout après le meurtre et le démembrement de Jamal Kashoggi en 2018.
La polarisation plonge la Chambre de commerce dans une crise d’identité. Partout dans le monde, elle vendait le Luxembourg comme un « partenaire » sans passé colonial : petit, donc inoffensif ; stable, donc sûr ; opportuniste, donc prévisible. Ce narratif se heurte aujourd’hui aux limites dures de la géopolitique. Au lendemain de l’invasion russe en Ukraine, le ministre de l’Économie, Franz Fayot (LSAP), a promis de renforcer la « Human Rights Due Diligence ». Carlo Thelen a capté le message. Ces discussions, dit-il, devront être menées, surtout au sein du Trade & Invest Steering Committee, qui réunit six ministères, Luxinnovation et la Chambre de Commerce. Les destinations des missions économiques pour l’année 2022 ne seraient d’ailleurs « ni très spectaculaires, ni très exotiques », rassure Thelen, qui cite la Grande Région, le Portugal, le Canada, la Corée du Sud, Taïwan et l’Afrique du Nord.
Carlo Thelen admet être revenu quelque peu de l’idée du « Wandel durch Handel ». Il appelle à maintenir « un certain pragmatisme luxembourgeois », à ne pas « voir le monde en noir et blanc », et surtout à « ne pas être plus catholique que le pape ». Et de rappeler que « plus de la moitié des pays du monde ne sont pas des démocraties dans le sens que nous donnons à ce mot ». Pas question de stigmatiser tous « les Business-Läit qui sont également des citoyens, ce sont des gens honorables, du moins dans leur très grande majorité. » Mais il admet que la prospection économique devra à l’avenir être « plus prudente ».
La réorientation de la prospection économique vers la péninsule arabique et la Russie peut être datée aux mandats de Luc Frieden (CSV) aux Finances et de Jeannot Krecké (LSAP) à l’Économie. Ce dernier expliquait en 2012 au mensuel Forum : « Vorher hat niemand russische Geschäftsleute empfangen, ich habe damit begonnen ». Fraîchement retraité de la vie politique, il se réjouissait alors que German Gref, l’ancien ministre de l’Économie russe devenu patron de Sberbank, venait de l’appeler pour le féliciter pour son anniversaire : « Das ist eine persönliche Freundschaft geblieben. Solche Freundschaften sind zwar eher selten, aber vor allem in Russland und in den arabischen Ländern sind sie möglich ». bt
Bombardier
Un club de foot, des jets privés et des super-yachts : tels sont les jouets favoris des oligarques. Les sanctions jettent une lumière crue sur le business luxembourgeois des jets privés, une des excroissances les plus carbonées du « private banking ». Paperjam, le Wort et Reporter se sont penchés cette semaine sur ce très discret écosystème et ses liens avec la Russie. Chez Luxaviation, sept jets privés seraient touchés par les sanctions, lit-on dans le Wort. Chez Global Jet Luxembourg, apprend-on chez Reporter, deux avions appartenant à Alisher Usmanow et deux appartenant à Igor Schuvalov seraient touchés. (Auxquels on devra ajouter les trois jets « luxembourgeois » de Roman Abramovich, inscrit sur la liste des sanctions européenne ce mardi.) Face à Reporter, la Direction de l’aviation civile évoque une « désimmatriculation » de certains avions, tout en avouant ne pas connaître les bénéficiaires économiques de toutes les firmes offshores détenant des avions. bt
Suppression sélective
Des réfugiés ukrainiens rencontrés par le Land se sont émus de la diffusion de la chaîne Rossiya24 sur les télés de leur hôtel luxembourgeois. Cette chaîne publique diffuse l’information validée par le Kremlin en continu. Elle est diffusée via Eutelsat sur les fournisseurs d’accès locaux Orange et Luxembourg Online. Rossiya24, puisqu’elle n’est pas enregistrée au Grand-Duché, n’est pas surveillée par l’Alia. Une autre chaîne russe sous les feux de l’actu est également diffusée au Luxembourg : Channel One Russia World. Il s’agit de la version internationale de Perviy Kanal, la chaîne la plus regardée en Russie dont la journaliste Marina Ovsyannikova a, lundi, trollé le JT avec une pancarte sur laquelle était écrit (en russe) « Ne croyez pas cette propagande. Ils vous mentent ici ». Ici, au Luxembourg aussi, grâce à Post qui offre la chaîne sur un bouquet « thématique ». L’entreprise publique avait en revanche supprimé de son offre la chaîne RT, avant même que l’ordre de ne plus la diffuser ne paraisse au Journal officiel de l’Union européenne. « En tant que diffuseur de contenu, nous sommes libres de constituer nos bouquets TV comme bon nous semble, dans le respect de la législation applicable », écrit Post au Land.
Le Service des Médias et Communications confirme que Rossiya24 et Channel One Russia n’ont pas été visées par le Conseil européen, mais il n’est pas exclu qu’elles le soient ultérieurement. « Nous continuons de suivre de très près toute discussion à ce sujet », informent les services de Xavier Bettel (DP). pso
Comythologie
« Il convient de souligner qu’une mise en œuvre des sanctions financières conforme aux règles internationales, européennes et nationales promeut, renforce et garantit la bonne réputation du pays au sein de la communauté internationale et de la communauté européenne. Réputation qui s’avère essentielle pour toute croissance économique durable. » Ces vœux proviennent de l’exposé des motifs du projet de loi créant un comité de suivi de mesures restrictives en matière financière. Il a été déposé le 14 février dernier par la ministre des Finances, Yuriko Backes (DP). Ces vœux s’envolent à l’épreuve du feu. Certes la loi demeure à l’état de projet, mais un tel comité de suivi existe déjà, très précisément depuis le règlement grand-ducal du 29 octobre 2010. Il est présidé par le ministre des Finances et rassemble un représentant de la CSSF, un du Commissariat aux assurances, un de la Cellule de renseignement financier, un du ministère des Affaires étrangères et un du ministère de la Justice. Selon la rue de la Congrégation, ce comité se serait réuni entre dix et douze fois par an au cours des cinq dernières années, mais aucun document public n’en atteste. Aujourd’hui, alors que des sanctions financières d’une ampleur inégalée sont prononcées à l’encontre de l’oligarchie russe pour faire cesser l’agression militaire en Ukraine, les représentants de la Chambre et des médias demandent au ministère des Finances de produire des chiffres attestant (ou non) de l’efficacité de telles sanctions, mais le gouvernement refuse de publier ces données. A contrario de la Belgique ou des Pays-Bas, qui ont divulgué des chiffres cette semaine. L’institutionnalisation d’un tel comité dans le cadre d’une loi (et non plus d’un règlement, norme d’exécution de la loi) répond à une recommandation du Groupe d’action financière. Le Gafi, annoncé pour cet automne, jugera sur pièce de la bonne application du principe de suivi. Qui parlait de réputation ? pso
Des vignes pas en rang
Le rouleau compresseur marketing de la puissante coopérative Domaines Vinsmoselle est arrêté par les vignerons indépendants. Un jugement rendu en début d’année par la Cour administrative donne raison à l’Association des vignerons indépendants, la Fédération luxembourgeoise des vins et spiritueux et aux producteurs Schmit-Fohl, Duhr et Krier qui se sont opposés à la vaste campagne marketing lancée en 2019 par Domaines Vinsmoselle. La coopérative, propriétaire de 52 pour cent de la surface viticole de la Moselle, avait alors rebaptisé une bonne partie de ses produits « Les vignerons de la Moselle ». Les vignerons indépendants (trente pour cent des vignes de l’appellation) et la Fédération des vins et spiritueux (18 pour cent) avaient par la voie du dialogue d’abord, (voir page 13) puis devant les tribunaux, fait valoir leur crainte que le consommateur comprenne que les vins vendus sous cette dénomination sont produits par tous les vignerons de la Moselle. En première instance, les demandeurs avaient obtenu l’arrêt de la campagne numérique. En appel, ils ont obtenu gain de cause sur toute la ligne. L’utilisation par Domaines Vinsmoselle de la dénomination « Les vignerons de la Moselle » est considérée comme une pratique commerciale déloyale. Les magistrats ordonnent d’y mettre fin sous toutes ses déclinaisons. pso