Godard est mort mais ses films demeurent. Ce qui vient finalement valider la belle définition de l’art qu’en donnait André Malraux : « L’art, c’est la seule chose qui résiste à la mort ». La rétrospective que lui consacre la Cinémathèque de Luxembourg convoque sa mémoire en deux films cette semaine : Pierrot le Fou (1965), auquel nous consacrons notre critique, et Adieu au langage (2012).
Souvent oublie-t-on qu’un acteur, c’est aussi une voix. Une voix jouée, parfois enjouée, dans tous les cas mise en scène par le cinéaste. Dès l’ouverture de Pierrot le fou, celle de Belmondo envoûte en même temps qu’elle invite à la lecture d’Élie Faure et de son Histoire de l’art (1919-1921), incontournable référence de l’époque. Débute alors un éloge de l’indéfini qui prend exemple sur le fameux peintre espagnol du 17e siècle : « Velázquez, après cinquante ans, ne peignait plus jamais une chose définie. Il errait autour des objets avec l’air et le crépuscule, il surprenait dans l’ombre et la transparence des fonds les palpitations colorées dont il faisait le centre invisible de sa symphonie silencieuse. /.../ C’est comme une onde aérienne qui glisse sur les surfaces, s’imprègne de leur émanation visible pour les définir et les modeler. Et emporter partout ailleurs comme un parfum, comme un écho d’elle qu’elle disperse sur toute l’étendue environnante en poussière, impondérable. » On frissonne à entendre cet énoncé plein de lyrisme, à partir duquel se lève la composition musicale d’Antoine Duhamel qui l’est tout autant. Une infinie mélancolie s’empare de ses images liminaires, où se succèdent, sans lien apparent, une partie de tennis, une librairie de la rue Médicis, enfin une vue crépusculaire de Paris qui est la seule à vraiment faire écho à la citation de Faure.
Cet éloge de l’indéfini a le mérite de préparer le spectateur à l’errance de Marianne (Anna Karina) et de Pierrot-Ferdinand (Jean-Paul Belmondo), les deux héros erratiques du film de Godard qui ont tout plaqué un soir pour se livrer sans entrave à une traversée de la France. Leur destination ? Elle est inconnue d’eux-mêmes. Un saut dans le vide poétique aussi bien que politique : « C’était le moment de quitter ce monde dégueulasse et pourri », déclare à son amoureuse Bebel en songeant à la vie bourgeoise qui le faisait mourir d’ennui. Que la vie devienne un roman n’est finalement qu’une question de volonté ou d’imagination, au choix. Voire un peu des deux. Leur rencontre, leur coup de foudre sous les feux du 14 juillet scelle en tout cas une promesse de révolution. Une révolution des cœurs et des corps au sein d’un monde féroce qui restera, lui, identique à lui-même : partout le règne de la violence, du sang, la spirale des guerres incessantes – à peine sorti de la Seconde Guerre mondiale que commencent l’Indochine, puis la guerre d’Algérie et enfin le Vietnam ! Sur ce fond noir, pour ne pas dire déprimant, le couple maintient fragilement une courte embellie, ponctuée de chansons, de lectures, de dérives sylvestres et maritimes, de jeux espiègles d’enfants, mais aussi de meurtres factices qui sont comme des clins d’œil aux films policiers. Car les références internes au cinéma sont parties prenantes des films de Godard, quitte à frôler le name dropping : en chair et en os lorsqu’il y a présence d’un réalisateur (Samuel Fuller dans Pierrot le fou ; Fritz Lang dans Le Mépris). Ou plus généralement à travers une grande hétérogénéité d’images issues tant de l’art que de la société des loisirs alors en plein essor : posters, cartes postales et reproductions de tableaux (dont Picasso et son Paul en Pierrot), mais aussi bandes dessinées (Les Pieds Nickelés, des extraits de comics), publicités et autres couvertures de magazines people venant ponctuer les aventures de Marianne et de Pierrot. « Il y a eu la civilisation athénienne, la Renaissance, nous entrons maintenant dans la civilisation du cul », constate Bebel un brin désabusé après sa lecture d’Élie Faure. Ce n’est pas l’industrie du porno qui le contredira.