Ali est un jeune adulte sans histoire. Un gars indépendant et fier qui a rompu les liens avec sa famille et surtout avec son père – sans qu’on sache trop pourquoi – mais ni provocateur, ni violent, ni révolutionnaire. Il n’a pas fait d’études, vit chichement et dort dans un chantier à l’arrêt qu’il squatte. Pas une vie de rêve, certes, mais une vie digne qui lui permet de manger et de voir, jour après jour, ce que la vie lui réserve.
Chez lui à Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie, difficile de trouver un vrai travail, c’est pourquoi, Ali vit en vendant de l’essence de contrebande dans la rue. Certes, l’activité est illégale, mais dans un pays où la corruption est une sorte de sport national, un petit billet glissé quotidiennement au policier du quartier suffit pour que tout un chacun puisse continuer son commerce sans trop de problème.
Avec ça, Ali a de quoi manger et même de quoi boire quelques bières avec son ami Omar ; et ça lui suffit. Mais devoir faire face aux petits roquets installés en Europe et qui rentrent au bled avec leurs euros et les préjugés envers leur pays d’origine et ceux qui y sont restés – par choix ou nécessité – ça le met hors de lui. En fait, lui aussi caresse ce doux rêve d’ailleurs, lui aussi voudrait traverser la Méditerranée pour atteindre l’eldorado européen. Il économise pour se payer un jour une traversée clandestine. Il ne lui manque plus grand chose pour atteindre la somme demandée par les passeurs.
Un matin pourtant, trois ans après qu’Ali ait quitté la maison familiale, sa petite sœur, Alyssa, débarque chez lui. « Il y a un problème avec papa », lui dit-elle simplement. Une litote pleine de savoir-vivre ; leur géniteur vient en fait de passer l’arme à gauche.
Une petite phrase qui pernet aussi au spectateur de reconnaître la voix off qui, ici et là, vient pointer le récit de quelques pensées et légendes locales pleines de poésie. Des fables et métaphores qui en disent beaucoup sur la Tunisie et les Tunisiens, sur l’espoir généré par le Printemps arabe, débuté justement à Sidi Bouzid, et puis la désillusion causée par la politique nationale de ces dix dernières années.
La réalité quotidienne à laquelle doivent faire face Ali et les siens est rude, elle le sera d’autant plus à la suite de la disparition du père de famille. Ali décide alors de rentrer à la maison et de s’occuper de ses deux sœurs. Sarra, l’ainée a dû arrêter l’école, elle fait des ménages et pourrait parfaitement gérer le foyer, mais les femmes ne semblent pas avoir grand-chose à dire. Leur présence en public est d’ailleurs rare. La religion ne semble pas impacter outre mesure la vie de ces personnages, mais les traditions demeurent.
Ali prend ses responsabilités et désormais c’est trois personnes qu’il doit faire vivre. La vente d’essence ne suffit plus, le jeune homme acceptera alors l’offre d’un contrebandier et part désormais chercher lui-même l’essence à la frontière.
De quoi tenir un moment, malgré les risques accrus. Mais là encore, quand les huissiers viennent annoncer à la famille que le père avait contracté des dettes et qu’ils n’ont que quelques jours pour rembourser ou être expulsée de chez elle, ça ne suffira plus non plus.
Ali n’est pas un saint, mais c’est clairement un bon gars. Un jeune homme qui accepte de reconnaître ses erreurs et de prendre ses responsabilités, mais il va se retrouver face à un mur. Un mur fait de bureaucratie, de corruption et surtout de beaucoup d’indifférence…
Lotfy Nathan, réalisateur d’origine égyptienne ayant grandi aux États-Unis signe là son premier film de fiction après la réussite de son documentaire 12 O’Clock. Présenté au Festival de Cannes dans la section Un certain regard, Harka est reparti de la Croisette avec le prix d’interprétation pour Adam Bessa (prix qu’il y d’ailleurs partagé avec la grand-ducale Vicky Krieps pour Corsage) qui interprète Ali.
Le film n’est pas exempt de quelques erreurs – mais qui est donc Skander et à quoi sert ce personnage ? – mais il n’en demeure pas moins une grande réussite. Une réussite technique d’abord, avec une photographie fabuleuse, surtout dans ces images nocturnes ou intérieures aux noirs très intenses ; un cadrage pertinent, avec plein de gros plans sur les personnages, mais aussi des détails de décors et un cadre plus nerveux aux moments des longs voyages qu’entreprend Ali pour aller chercher l’essence à la frontière libyenne ; un habillage sonore très présent et réussi. Une réussite ensuite artistique avec des personnages forts et des interprétations sobres et justes – et ça ne se limite pas à la prestation du seul Adam Bessa –, sans oublier cette mise en scène qui oscille entre réalisme – presque documentaire, le metteur en scène n’a pas décidé de poser ce récit à Sidi Bouzid pour rien – et poésie, entre le drame social direct, coup de poing, et le conte oral plein de finesse ou chaque mot donne lieu à un sous-entendu.
Une dualité qui s’exprime dès le titre du film. « Harka a deux significations en arabe », explique le réalisateur. « La première est “brûler”. L’histoire d’Harka s’inspire de Mohamed Bouazizi, dont l’acte d’auto-immolation à Sidi Bouzid a été l’un des catalyseurs du Printemps arabe en Tunisie. J’ai essayé de saisir dans le film ce qui pousse un individu à se sacrifier pour exprimer sa colère et son désespoir. J’en ai déduit que cela venait d’un besoin absolu d’être enfin regardé et reconnu ». « Harka désigne aussi, en argot tunisien, un migrant qui traverse illégalement la Méditerranée en bateau », reprend le cinéaste. « Nous avons tous en tête la crise migratoire après le Printemps arabe entre 2010 et 2011 ». Bref, la peste ou le choléra ! Un choix cornélien auquel semble devoir faire face une grande partie de la jeunesse tunisienne. Sortie en salle le 11 janvier.