De Gillo Pontecorvo (1919-2006), on connaît surtout la polémique du « travelling de Kapò » lancée par Jacques Rivette dans un article paru en juin 1961, dans les Cahiers du cinéma. Une condamnation moraliste de la forme soutenue par le critique Serge Daney, qui n’avait pourtant jamais vu le film en question (Kapò, 1960) avant que celle-ci ne soit relayée sans aucun recul jusque sur les bancs des universités. La critique aura eu pour triste conséquence de jeter le discrédit sur l’œuvre de l’un des plus grands cinéastes italiens de l’époque, auteur notamment de la monumentale Battaglia di Algeri (La Bataille d’Alger, 1965) ou encore du méconnu Queimada (1969), l’un des films tardifs qui permettra à Marlon Brando de revenir sur le devant de la scène. La réception de cette fresque historique, selon qu’on se trouve en Algérie ou en France, est à elle seule riche en enseignements. Banni en France jusqu’en 2004, où le film fut cette année-là projeté au Festival de Cannes en présence du cinéaste, alors qu’il avait remporté le Lion d’or à la Mostra de Venise en 1965, La Bataille d’Alger est à l’inverse régulièrement diffusé à la télévision algérienne, tant pour commémorer la révolution de 1954 que l’Indépendance du 5 juillet 1962.
Gillo Pontecorvo et le scénariste Franco Solinas filment les étroites et bouillonnantes ruelles de la Casbah d’Alger, s’entretiennent longuement avec la population, visionnent des archives lorsque éclate, le 19 juin 1965, un coup d’État. La réalité rattrape soudainement la fiction, si bien que la population locale croit initialement que les défilés de tanks ont été spécialement affairés pour les besoins de la production... La confusion est totale ; et voici que le tournage entamé sous la présidence de Ben Bella est finalement achevé sous l’autorité du colonel Houari Boumédiène .
Pour dépeindre le personnage d’Ali la Pointe, cette figure historique de la résistance algérienne, Franco Solinas s’est inspiré des mémoires de Yacef Saâdi, l’un des leaders du FLN (Front de Libération Nationale). Pontecorvo, qui fut l’assistant de Mario Monicelli, retrace la lutte opposant les militants nationalistes aux commandos de parachutistes français conduits par le général Massu (interprété par Jean Martin, seul acteur français à participer à cette production italo-algérienne). Bien qu’il s’agisse d’un film résolument anticolonialiste, le cinéaste ne cède aucunement à une vision manichéenne de la réalité historique. Il n’esquive ni les contradictions relatives aux moyens employés par les indépendantistes – et ce qui en résulte : le massacre d’innocents sur les terrasses ensoleillées d’Alger –, ni celles d’ordre éthique que soulève le recours à la torture par l’armée française. Alternant tout au long du film ces points de vue, le montage met en débat les raisons et les responsabilités de chacun. Si le cinéaste s’est entretenu avec les protagonistes d’une guerre dont il fallait alors taire le nom, c’est tout le film qui semble adopter la forme d’une enquête menée à la façon de Francesco Rosi (L’Affaire Mattei ; Main basse sur la ville). La participation du spectateur aux événements est renforcée par un style réaliste proche du documentaire. Les visages antiques de femmes, d’enfants et d’hommes peuplant la foule indigène vibrent tout autour de nous. L’actualité montre aujourd’hui que cette Histoire d’émancipation est loin d’être finie. On s’en réjouit, car notre cœur bat aux côtés des revendications du peuple algérien, continuellement muselé par les hiérarques qui se succèdent au pouvoir depuis un demi-siècle.