En avril 2023, pendant le mois sacré de Ramadan, Mohammed Zanboa est invité pour rompre le jeûne chez son ami Abd. Zanboa est un architecte syrien qui poursuivait à ce moment ses études au Luxembourg. Il effectuait des recherches pour son mémoire de master, intitulé After Arrival, portant sur les structures d’accueil de l’ONA (Office national de l’acceuil). Abd, lui, habitait l’une de ces structures à Esch-sur-Alzette, près du café Pitcher. Il avait fui son pays d’origine et la conscription obligatoire qui l’y attendait. Au moment de leur rencontre, Abd bénéficiait déjà de la protection internationale. Cependant, il ne parvenait pas à quitter la structure d’accueil pour trouver un logement sur un marché immobilier hors de prix. *
À travers After Arrival, soutenu en janvier 2024 et non-publié, Mohammed Zanboa s’est intéressé à ces séjours qui deviennent « permanently temporal ». Il y étudie surtout les « paysages urbains et architecturaux » qui entourent les habitants des centres de l’ONA : Il les visite – de plus ou moins près –, les prend en photo, réalise des plans des façades. Ses demandes officielles de visite introduites auprès de l’ONA sont restées sans réponse tout au long de ses recherches. Zanboa s’est alors tourné vers les habitants eux-mêmes. Leurs récits sont devenus une source essentielle pour le chercheur. Les personnes d’origine syrienne constituent plus d’un quart de la population des centres, ce qui a facilité leur rapport avec Zanboa, lui aussi Syrien. À travers ses contacts, Zanboa a réussi à visiter 17 centres de l’ONA. Aux récits des habitants, son mémoire ajoute son expertise architecturale et une recherche académique approfondie pour rendre visibles ces paysages urbains luxembourgeois. D’ailleurs, ce travail a été sélectionné pour le Prix de la Photographie de Clervaux où les photos ont été exposées cet été.
Retour chez Abd. Au centre d’accueil eschois, les portes s’ouvrent à sept invités, dont Zanboa, bien avant le coucher du soleil qui marque le moment de la rupture du jeûne, l’iftar, une célébration festive dont les invités veulent profiter. Surtout que le crépuscule n’arrive qu’après vingt heures, alors que le règlement du centre dicte que les visites doivent avoir lieu entre 9 et 21 heures. La coordination d’une visite conforme au règlement suppose une certaine organisation. « Le personnel de sécurité doit être informé de la visite et des noms et prénoms des visiteurs 24 heures en avance »*, indique le règlement de l’ONA que Abd a fourni à Zanboa pour son projet. En arrivant, les invités se présentent à la réception pour y laisser leurs papiers d’identité, se conformant aux règles. Ils sont accueillis par Abd et commencent à préparer le repas dans la cuisine. Mais le personnel du foyer rappelle à Abd que l’accès des invités est limité au salon et aux toilettes. Les amis se réunissent alors dans le salon où ils attendent l’heure de l’iftar pour déguster les plats syriens habituels ; fatteh, hummus, mutabal et des desserts. À peine une heure après le début du repas, l’horloge affiche 20:55 et les invités sont priés de quitter les lieux. Le moment de partage prend fin. La fête religieuse qui s’étend normalement sur de longues heures est réduite à quelques brefs moments.
Dans ses visites et recherches, Zanboa constate à maintes reprises cette obligation d’adapter les traditions religieuses. Il remarque ainsi que les prières et les cérémonies religieuses dans les mosquées du Luxembourg se déroulent à plusieurs intervalles, plutôt que de s’étaler en longueur. Il y voit la nécessité de communiquer en plusieurs langues, comme le bosniaque, le français et l’arabe, et d’accueillir le grand nombre de personnes qui se rendent aux prières, surtout pendant les fêtes religieuses. Dans son mémoire il écrit : « Dans un pays d’arrivée, surtout laïc, la religion n’est plus une tradition à vivre », elle vient plutôt « façonner une identité à laquelle appartiennent les nouveaux arrivants ». Zanboa pointe que « les mosquées deviennent à priori des espaces sociaux, de rassemblement. L’aspect religieux y passe au second plan ». Ainsi, il constate que des personnes en procédure d’asile s’y rendent « avec leurs documents pour les faire traduire et recevoir des explications et des conseils. Ils y discutent sur l’emploi et les opportunités ». Certains, surtout ceux qui sont hébergés dans les centres d’accueil, « viennent chargés de gros sacs en plastique réutilisables Cactus ou Aldi contenant les courses à ramener à la maison », raconte Zanboa au Land. C’est principalement le cas des personnes dont les foyers se trouvent loin des centres urbains. Pour ces familles, aller faire les courses devient une vraie expédition avec des transports en communs qui ne desservent que rarement leur foyer. Expédition rendue encore plus difficile pour les familles avec de petits enfants, chargées de poussette et de paquets de couches.
Les conditions de vie dans les différents centres de l’ONA sont difficiles à résumer tellement elles sont variées. Cependant, tous les habitants doivent respecter un même règlement interne, qui gouverne en détail leur vie au sein de ces institutions. « Abd m’a fourni ce règlement, ainsi que des photos de sa chambre », explique Zanboa. Il en a fait un livret intitulé I am the Undersigned « Je soussigné » qui accompagnait son exposition à Clervaux. « Pour 510 euros par mois, Abd dispose d’une chambre de seize mètres carrés qu’il partage avec un autre homme », note Zanboa. Ses photos montrent la petite taille de la chambre. On voit aussi que les occupants ont placé un carton au-dessus de la porte pour masquer la lumière du couloir. Des armoires en métal qui se ferment à clé divisent la chambre en deux. Ce sont les « armoires personnelles » des habitants où ils sont censés « stocker leurs objets personnels, surtout les objets de valeur », stipule le règlement. Sur les photos, on voit qu’il ne reste qu’un petit passage entre les armoires et les lits de chaque côté de la chambre. À peine assez de place pour se faufiler. Des petites tables sont coincées derrière la porte. À côté de l’entrée, il y a un petit réfrigérateur. La veste d’Abd et celle de son camarade de chambre pendent au mur au-dessus des lits. Il y aussi deux bacs à linges, un rouleau de papiers toilette, une petite lampe de chevet, et quelques objets rangés sur les armoires. C’est tout. Il faut noter que le règlement dit que les chambres peuvent à tout moment être inspectées par le personnel des structures, même en l’absence des habitants. Si une justification est fournie, la fouille des armoires personnelles est aussi permise.
Les objets que les habitants peuvent amener dans les structures, tout comme la manière d’en disposer, sont aussi définis par le règlement. On y lit une liste exhaustive des appareils électriques admis, dont un téléphone portable, une brosse à dents électrique, un chauffe-biberon ou un aspirateur, « sauf s’ils sont trop grands ou consomment trop d’énergie ». Installer un tapis est permis si le sol est trop froid ou s’il y a des enfants. La photo du foyer Don Bosco au Limpertsberg reproduite ici montre des jouets dispersés sur le toit, qui devient un nouvel espace de stockage, faute de place dans les chambres. On aperçoit également une femme qui s’occupe du linge qui devrait être, selon le règlement, suspendu dans un espace dédié. Le toit de ce centre d’accueil, atteignable via les fenêtres devient une extension des chambres.
À Gasperich dans les anciens bureaux du Wort, transformés en centre d’accueil en 2022, « des sacs en plastique sont fixés à l’extérieur des fenêtres pour garder des aliments au frais », raconte Zanboa en montrant quelques photos. Ces « réfrigérateurs improvisés » sont surtout visibles dans les centres qui ne possèdent pas de cuisine, où les repas sont fournis par un prestataire externe. Zanboa y voit une volonté d’efficience dans la gestion des centres : Le tri des déchets est plus facile, il n’y a pas besoin d’espaces de stockage, moins de vaisselle, les risques d’allergies sont réduits, certaines querelles sont évitées. Mais l’absence de cuisines est surtout une privation systématique d’un aspect essentiel de l’autonomie des habitants. « Les habitants n’ont plus le choix de ce qu’ils mangent et ne peuvent plus suivre leurs préférences alimentaires. Ils ne peuvent pas non plus transmettre leur savoir culinaire aux enfants, ni leur faire découvrir les goûts et les saveurs des pays qu’ils ont dû fuir. D’ailleurs, pour beaucoup de personnes, les plats, les recettes et les saveurs sont des moyens pour retrouver leur pays d’origine, les souvenirs de leur vie d’avant, de leur enfance », explique Zanboa.
Pendant ses recherches, l’architecte a remarqué chez beaucoup de ses interlocuteurs le sentiment de ne pas être membre à part entière de la communauté et de la société. Ils ne se sentaient souvent pas dans une position de s’exprimer librement. Certains espéraient être face à un journaliste pour qu’il relate et relaie leur situation, en particulier des bénéficiaires de protection internationale qui n’avaient pas peur de l’impact de leur parole sur le cours de leur procédure. Un homme, père de famille et ancien habitant du centre d’accueil de Mersch, souhaitait ainsi que Zanboa visite ce foyer et relaye les conditions de la vie des habitants. L’architecte s’était rendu à ce centre auparavant, mais le regard des agents de sécurité, soutenu par des caméras de surveillance, l’avait tenu éloigné des lieux. Avec l’aide de cet homme, Zanboa a pu prendre des photos. Et grâce aux récits de différents habitants du centre, il a consigné un plan de la structure qu’il détaille dans son mémoire.
Le centre d’accueil à Mersch est entièrement entouré de barrières en métal couvertes de bâches semi-transparentes et portant les logos de sociétés privées de sécurité – G4S, UNiT et Apleona. L’enceinte ainsi créée est couverte d’asphalte, il n’y a ni espaces verts, ni aires de jeux. L’entrée se fait par un container où sont postés trois agents de sécurité, deux qui surveillent l’entrée, un pour la sortie. « Le complexe est composé d’un groupe de bâtiments, dont certains sont dédiés à l’accueil des personnes vulnérables. Au milieu sont plantés deux structures longitudinales. La première sert de salle à manger, car la salle d’hébergement n’est pas munie d’une cuisine séparée. La deuxième contient les douches, les toilettes et la buanderie », décrit Zanboa dans son mémoire. Derrière ces bâtiments, se dressent deux hangars, « un seul est intégré dans le complexe et sert de salle d’hébergement principale ». Il s’agit d’un énorme bloc gris tout au fond du terrain, quasiment démuni de fenêtres : La ventilation se fait de manière artificielle. Les habitants du centre y vivent dans des unités résidentielles, mais sont contraints à se rendre dans les autres bâtiments pour manger, se laver, aller aux toilettes ou laver leur linge. Un « chemin de couloirs », structures en bois couvertes uniquement de tôle, relie le hangar rénové aux autres bâtiments. C’est « essentiellement un chemin couvert avec aucune protection contre les intempéries ». Zanboa conclut sa description du centre de Mersch en observant que « chaque aspect du centre semble être sous contrôle, prévoyant des éléments de limitation, de séparation, d’allocation et de catégorisation. Les centres d’accueil ne transmettent pas un sentiment d’accueil : ils ressemblent plutôt à des architectures de contrôle ».