Religion et politique

Le XXIe siècle sera théocratique…

d'Lëtzebuerger Land vom 24.07.2020

On verra des dizaines de milliers, peut-être plus, de Stambouliotes, à l’intérieur et à l’extérieur de Hagia Sophia, en position de prière, prosternés, tournés vers la Kaaba, ce vendredi 24 juillet. Date choisie par Erdogan pour réaliser, après le jugement de la Cour suprême et le décret de transformation, la reconversion de l’ancienne basilique de Justinien. Date non choisie au hasard, il s’agit en quelque sorte d’annuler le 24 juillet 1923, le traité de Lausanne, qui après la reconnaissance des pertes territoriales de l’Empire ottoman, a légitimé la nouvelle république turque et son président Atatürk ; lui conduira la Turquie vers la démocratie et la laïcité, désaffectera le lieu du culte en 1934 pour en faire un musée et l’ « offrir à l’humanité ».

Erdogan en prière à Istanbul, Trump brandissant la Bible devant l’église à Washington. Les photos se rejoignent, de la collusion du politique et de la religion, au détriment de la chose publique. Et il est vain de se demander à qui profite cette entente, qui instrumentalise qui. De même, le nationalisme, islamique de l’un, America first de l’autre, et l’extrémisme religieux font excellent ménage. Dans l’espoir d’un retour sur avance le jour des élections.

La prédiction est attribuée à André Malraux, que le XXIe siècle serait religieux ; il s’en est défendu, l’a rejetée définitivement dans une interview en décembre 1975. On a continué, changeant des fois le qualificatif, il serait spirituel, voire mystique. Ce qui change beaucoup quand même, et embrasse toutes les acceptions de la notion même de religion. Pour faire court, du rapport de l’homme à l’ordre du divin, d’une réalité supérieure, à un système de croyances, de dogmes, de pratiques d’un groupe ou d’une communauté ; c’est au XVIe siècle, pour de bon, au temps des partis religieux et des guerres, que le glissement s’est opéré, qu’on passe d’une attitude à une organisation.

Dans ses lettres, Paul présentait encore l’Église comme un objet de foi, l’institutionnalisation s’imposera plus tard. Avec ce que cela comportera très vite, une doctrine qui se veut exclusive, un contrôle ou plus des croyants. À tort, on pourrait penser les religions monothéistes, religions orientales issues de la Bible, avec la parole révélée, leur centralisation du pouvoir, plus exposées que d’autres à toutes sortes de dérives. Si le glaive et le goupillon sont longtemps allés ensemble, ce fut bien partagé ; et puis vint le temps de la déchristianisation, de la laïcisation, à la française, avec la séparation de l’État et de l’Église.

Ces dernières ont marqué et le font toujours dans nos parages, encore que les conservateurs du PiS par exemple, en Pologne, voient les choses différemment. Dans d’autres régions du monde, Proche Orient, pays du Golfe, le messianisme religieux a le dessus sur l’idéologie moderne, les lois religieuses dominent, la halakha, la charia, avec bien sûr d’énormes différences du point de vue humain, humanitaire. N’empêche, le mariage civil par exemple, n’existe pas en Israël, c’est une exclusivité rabbinique, et la loi de l’État-nation du peuple juif, de juillet 2018 n’a pas arrangé les choses. C’est vrai, c’est bien pire ailleurs, où la volonté de Dieu, prétendument, impose des normes incompatibles avec les droits de l’homme. Côté chrétien, on retourne çà et là au créationnisme, on muselle la sexualité, Bolsonaro est bien redevable aux réseaux évangéliques.

Déviation générale, de Ben Gourion, attentif au respect des minorités, à Netanyahou, en Israël, et comme il a été déjà suggéré, sans monopole des religions monothéistes, en Inde par exemple, de Gandhi à Modi. Le Bharatiya Janata Party, part nationaliste hindou de ce dernier, nec recule devant aucune mesure qui accentuerait les violences intercommunautaires ; ses zélateurs, dans leur folie, vont jusqu’à renier le Taj Mahal, apogée de l’art moghol au XVIIe siècle. Il n’est plus question que de reconquête de l’histoire de l’Inde. Au Myanmar, l’ancienne Birmanie, les bouddhistes ne se montrent pas moins fanatiques ; leur abus du pouvoir et de la force n’est pas moindre dans la persécution des Rohingyas, poussés au mieux à l’exode vers le Bangladesh.

Ainsi, les dernières illusions tombent. C’est au nom de religions qu’on pensait portées vers les bonnes actions, que de crimes donc commis au nom d’un ordre social ou cosmique. Même là où sans relation aucune à quelque réalité supérieure, le terme par analogie s’impose, la religion s’avère tout aussi pernicieuse, du moment qu’elle désigne une ensemble de valeurs considérées comme absolues. Où qu’on se tourne, on ne sort décidément pas des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, de 1616, « je veux peindre la France une mère affligée », seulement, il faut élargir l’affliction à la terre entière.

Lucien Kayser
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